PIERRE ET JEAN << ZUT ! >> se/cria tout a\ coup le pe\re Roland qui depuis un quart d'heure demeurait immobile, les yeux fixe/s sur l'eau, et soulevant par mo- ments, d'un mouvement tre\s le/ger, sa ligne des- cendue au fond de la mer. Mme Roland, assoupie a\ l'arrie\re du bateau, a\ co$te/ de Mme Rose/milly invite/e a\ cette partie de pe$che, se re/veilla, et tournant la te$te vers son mari : << Eh bien,... eh bien,... Ge/ro$me ! >> Le bonhomme furieux re/pondit : << C#a ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait jamais pe$cher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours trop tard. >> Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient l'un a\ ba$bord, l'autre a\ tribord, chacun une ligne enroule/e a\ l'index, se mirent a\ rire en me$me temps et Jean re/pondit : << Tu n'es pas galant pour notre invite/e, papa. >> M. Roland fut confus et s'excusa : << Je vous demande pardon, madame Rose/- milly, je suis comme c#a. J'invite les dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, de\s que je sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson. >> Mme Roland s'e/tait tout a\ fait re/veille/e et regardait d'un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura : << Vous avez cependant fait une belle pe$che. >> Mais son mari remuait la te$te pour dire non, tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le panier ou\ le poisson capture/ par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'e/cailles gluantes et de nageoires souleve/es, d'ef- forts impuissants et mous, et de ba$illements dans l'air mortel. Le pe\re Roland saisit la manne entre ses ge- noux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le flot d'argent des be$tes pour voir celles du fond, et leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur de ma- re/e, monta du ventre plein de la corbeille. Le vieux pe$cheur la huma vivement, comme on sent des roses, et de/clara : << Cristi ! ils sont frais, ceux-la\ ! >> Puis il continua : << Combien en as-tu pris, toi, docteur ? >> Son fils aine/, Pierre, un homme de trente ans a\ favoris noirs, coupe/s comme ceux des magis- trats, moustaches et menton rase/s, re/pondit : << Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre. >> Le pe\re se tourna vers le cadet : << Et toi, Jean ? >> Jean, un grand garc#on blond, tre\s barbu, beaucoup plus jeune que son fre\re, sourit et murmura : << A peu pre\s comme Pierre, quatre ou cinq. >> Ils faisaient, chaque fois, le me$me mensonge qui ravissait le pe\re Roland. Il avait enroule/ son fil au tolet d'un aviron, et, croisant ses bras, il annonc#a : << Je n'essaierai plus jamais de pe$cher l'apre\s- midi. Une fois dix heures passe/es, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au so- leil. >> Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de proprie/taire. C'e/tait un ancien bijoutier parisien qu'un amour immode/re/ de la navigation et de la pe$che avait arrache/ au comptoir de\s qu'il eut assez d'aisance pour vivre modestement de ses rentes. Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, reste\rent a\ Paris pour continuer leurs e/tudes et vinrent en conge/ de temps en temps partager les plaisirs de leur pe\re. A la sortie du colle\ge, l'aine/, Pierre, de cinq ans plus a$ge/ que Jean, s'e/tant senti successive- ment de la vocation pour des professions varie/es, en avait essaye/, l'une apre\s l'autre, une demi- douzaine, et, vite de/gou$te/ de chacune, se lanc#ait aussito$t dans de nouvelles espe/rances. En dernier lieu la me/decine l'avait tente/, et il s'e/tait mis au travail avec tant d'ardeur, qu'il venait d'e$tre rec#u docteur apre\s d'assez courtes e/tudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il e/tait exalte/, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'ide/es philosophiques. Jean, aussi blond que son fre\re e/tait noir, aussi calme que son fre\re e/tait emporte/, aussi doux que son fre\re e/tait rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplo$me de licencie/ en me$me temps que Pierre obtenait celui de docteur. Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous les deux formaient le projet de s'e/tablir au Havre s'ils parvenaient a\ le faire dans des conditions satisfaisantes. Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre fre\res ou entre coeurs jusqu'a\ la maturite/ et qui e/clatent a\ l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un, les tenait en e/veil dans une fraternelle et inoffensive inimitie/. Certes ils s'aimaient, mais ils s'e/piaient. Pierre, a$ge/ de cinq ans a\ la naissance de Jean, avait re- garde/ avec une hostilite/ de petite be$te ga$te/e cette autre petite be$te apparue tout a\ coup dans les bras de son pe\re et de sa me\re, et tant aime/e, tant caresse/e par eux. Jean, de\s son enfance, avait e/te/ un mode\le de douceur, de bonte/ et de caracte\re e/gal; et Pierre s'e/tait e/nerve/, peu a\ peu, a\ entendre vanter sans cesse ce gros garc#on dont la douceur lui semblait e$tre de la mollesse, la bonte/ de la niai- serie et la bienveillance de l'aveuglement. Ses parents, gens placides, qui re$vaient pour leurs fils des situations honorables et me/diocres, lui reprochaient ses inde/cisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avorte/es, tous ses e/lans impuissants vers des ide/es ge/ne/reuses et vers des professions de/coratives. Depuis qu'il e/tait homme, on ne lui disait plus : << Regarde Jean et imite-le ! >> mais chaque fois qu'il entendait re/pe/ter : << Jean a fait ceci, Jean a fait cela >>, il comprenait bien le sens et l'allusion cache/s sous ces paroles. Leur me\re, une femme d'ordre, une e/conome bourgeoise un peu sentimentale, doue/e d'une a$me tendre de caissie\re, apaisait sans cesse les petites rivalite/s ne/es chaque jour entre ses deux grands fils, de tous les menus faits de la vie commune. Un le/ger e/ve/nement, d'ailleurs, trou- blait en ce moment sa quie/tude, et elle craignait une complication, car elle avait fait la connais- sance pendant l'hiver, pendant que ses enfants achevaient l'un et l'autre leurs e/tudes spe/- ciales, d'une voisine, Mme Rose/milly, veuve d'un capitaine au long cours, mort a\ la mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, une mai$tresse femme qui connais- sait l'existence d'instinct, comme un animal libre, comme si elle eu$t vu, subi, compris et pese/ tous les e/ve/nements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, e/troit et bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapis- serie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une tasse de the/. Le pe\re Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur nou- velle amie sur le de/funt capitaine, et elle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens re/cits, sans embarras, en femme raisonnable et re/signe/e qui aime la vie et respecte la mort. Les deux fils, a\ leur retour, trouvant cette jolie veuve installe/e dans la maison, avaient aussito$t commence/ a\ la courtiser, moins par de/sir de lui plaire que par envie de se supplanter. Leur me\re, prudente et pratique, espe/rait vi- vement qu'un des deux triompherait, car la jeune femme e/tait riche, mais elle aurait aussi bien voulu que l'autre n'en eu$t point de cha- grin . Mme Rose/milly e/tait blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux follets envole/s a\ la moindre brise et un petit air cra$ne, hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage me/thode de son esprit. De/ja\ elle semblait pre/fe/rer Jean, porte/e vers lui par une similitude de nature. Cette pre/fe/- rence d'ailleurs ne se montrait que par une presque insensible diffe/rence dans la voix et le regard, et en ceci encore qu'elle prenait quel- quefois son avis. Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement e$tre diffe/rente. Quand elle parlait des ide/es du docteur, de ses ide/es politiques, artistiques, philosophiques, mo- rales, elle disait par moments : << Vos billeve- se/es. >> Alors, il la regardait d'un regard froid de magistrat qui instruit le proce\s des femmes, de toutes les femmes, ces pauvres e$tres ! Jamais, avant le retour de ses fils, le pe\re Roland ne l'avait invite/e a\ ses parties de pe$che ou\ il n'emmenait jamais non plus sa femme, car il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capi- taine Beausire, un long-courrier retraite/, ren- contre/ aux heures de mare/e sur le port et devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, sur- nomme/ Jean-Bart, charge/ de la garde du bateau. Or, un soir de la semaine pre/ce/dente, comme Mme Rose/milly qui avait di$ne/ chez lui disait : << C#a doit e$tre tre\s amusant, la pe$che ? >> l'ancien bijoutier, flatte/ dans sa passion, et saisi de l'en- vie de la communiquer, de faire des croyants a\ la fac#on des pre$tres, s'e/cria : << Voulez-vous y venir ? ---- Mais oui. ----- Mardi prochain ? ----- O ui, mardi prochain. ----- Etes-vous femme a\ partir a\ cinq heures du matin ? >> Elle poussa un cri de stupeur : << Ah ! mais non, par exemple. >> Il fut de/sappointe/, refroidi, et il douta tout a\ coup de cette vocation. Il demanda cependant : << A quelle heure pourriez-vous partir ? ---- Mais... a\ neuf heures ! ----- Pas avant ? ----- Non, pas avant, c'est de/ja\ trop to$t ! >> Le bonhomme he/sitait. Assure/ment on ne prendrait rien, car si le soleil chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux fre\res s'e/taient empresse/s d'arranger la partie, de tout organi- ser et de tout re/gler se/ance tenante. Donc, le mardi suivant, la Perle avait e/te/ jeter l'ancre sous les rochers blancs du cap de la He\ve; et on avait pe$che/ jusqu'a\ midi, puis sommeille/, puis repe$che/, sans rien prendre, et le pe\re Ro- land, comprenant un peu tard que Mme Rose/- milly n'aimait et n'appre/ciait en ve/rite/ que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jete/, dans un mouvement d'impatience irraisonne/e, un zut e/nergique qui s'adressait autant a\ la veuve indiffe/rente qu'aux be$tes insaisissables. Maintenant il regardait le poisson capture/, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait : << Eh bien, les enfants, dit-il, si nous revenions un peu? >> tous deux tire\rent leurs fils, les roule\rent. accroche\rent dans les bouchons de lie\ge les hame- c#ons nettoye/s et attendirent. Roland s'e/tait leve/ pour interroger l'horizon a\ la fac#on d'un capitaine : << Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars ! >> Et soudain, le bras allonge/ vers le nord, il ajouta : << Tiens, tiens, le bateau de Southampton. >> Sur la mer plate, tendue comme une e/toffe bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et de feu, s'e/levait la\-bas, dans la direction indique/e, un nuage noira$tre sur le ciel rose. Et on aperce- vait, au-dessous, le navire qui semblait tout petit de si loin. Vers le sud on voyait encore d'autres fume/es nombreuses, venant toutes vers la jete/e du Havre dont on distinguait a\ peine la ligne blanche et le phare. droit comme une corne sur le bout. Roland demanda : << N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la Normandie ? >> Jean re/pondit : << Oui, papa. ---- Donne-moi ma longue-vue, je crois que c'est elle, la\-bas. >> Le pe\re de/ploya le tube de cuivre. l'ajusta contre son oeil, chercha le point, et soudain, ravi d'avoir vu : << Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux chemine/es. Voulez-vous regarder, madame Rose/- milly? >> Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le trans- atlantique lointain, sans parvenir sans doute a\ le mettre en face de lui, car elle ne distinguait rien, rien que du bleu, avec un cercle de cou- leur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des choses bizarres, des espe\ces d'e/clipses, qui lui faisaient tourner le coeur. Elle dit en rendant lalongue-vue : << D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-la\. C#a mettait me$me en cole\re mon mari qui restait des heures a\ la fene$tre a\ regar- der passer les navires. >> Le pe\re Roland, vexe/, reprit : << C#a doit tenir a\ un de/faut de votre ceil, car ma lunette est excellente. >> Puis il l'offrit a\ sa femme : << Veux-tu voir ? ---- Non. merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas. >> ' Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas, semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette fin de jour. Ses cheveux cha$tains commenc#aient seulement a\ blanchir. Elle avait un air calme et raisonna- ble, un air heureux et bon qui plaisait a\ voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce qui ne l'empe$chait point de gou$ter le charme du re$ve. Elle aimait les lectures, les romans et les poe/sies, non pour leur valeur d'art, mais pour la songerie me/lancolique et tendre qu'ils e/veillaient en elle. Un vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, comme elle disait, lui donnait la sensation d'un de/sir myste/rieux presque re/alise/. Et elle se com- plaisait a\ ces e/motions le/ge\res qui troublaient un peu son a$me bien tenue comme un livre de comptes. Elle prenait, depuis son arrive/e au Havre, un embonpoint assez visible qui alourdissait sa taille autrefois tre\s souple et tre\s mince. Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans e$tre me/chant, la rudoyait comme rudoient sans cole\re et sans haine les despotes en boutique pour qui commander e/quivaut a\ jurer. Devant tout e/tranger il se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs terribles, bien qu'il eu$t peur de tout le monde. Elle, par horreur du bruit, des sce\nes, des explications inutiles, ce/dait toujours et ne demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien long- temps, prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau. Depuis le de/part elle s'abandonnait tout en- tie\re, tout son esprit et toute sa chair, a\ ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espe/rances, il lui semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de moelleux, de fluide, de de/licieux, qui la berc#ait et l'engour- dissait. Quand le pe\re commanda le retour: << Allons, en place pour la nage ! >> elle sourit en voyant ses fils, ses deux fils, o$ter leurs jaquettes et relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise. Pierre, le plus rapproche/ des deux femmes, prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de ba$bord, et ils attendirent que le patron cria$t : << Avant partout ! >> car il tenait a\ ce que les manceuvres fussent exe/cute/es re/gulie\rement. Ensemble, d'un me$me effort, ils laisse\rent tomber les rames, puis se couche\rent en arrie\re en tirant de toutes leurs forces; et une lutte commenc#a pour montrer leur vigueur. Ils e/taient venus a\ la voile tout doucement, mais la brise e/tait tombe/e et l'orgueil de ma$les des deux fre\res s'e/veilla tout a\ coup a\ la perspective de se mesurer l'un contre l'autre. Quand ils allaient pe$cher seuls avec le pe\re, ils ramaient ainsi sans que personne gouverna$t, car Roland pre/parait les lignes tout en surveil- lant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou d'un mot : << Jean, mollis! >> ---- << A toi, Pierre, souque ! >> Ou bien il disait : << Allons le un, allons le deux, un peu d'huile de bras. >> Celui qui re$vassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait moins ardent, et le bateau se redressait. Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre e/taient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et blancs un peu roses, avec une bosse de muscles qui rou- lait sous la peau. Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents ser- re/es, le front plisse/, les jambes tendues, les mains crispe/es sur l'aviron, il le faisait plier dans toute sa longueur a\ chacun de ses efforts; et la Perle s'en venait vers la co$te. Le pe\re Roland, assis a\ l'avant afin de laisser tout le banc d'ar- rie\re aux deux femmes, s'e/poumonait a\ comman- der : << Doucement, le un ----- souque le deux. >> Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait re/pondre a\ cette nage de/sordonne/e. Le patron, enfin, ordonna : << Stop ! >> Les deux rames se releve\rent ensemble, et Jean, sur l'ordre de son pe\re, tira seul quelques instants. Mais a\ partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'e/chauffait tandis que Pierre, essouffle/, e/puise/ par sa crise de vigueur, faiblis- sait et haletait. Quatre fois de suite, le pe\re Roland fit stopper pour permettre a\ l'ai$ne/ de reprendre haleine et de redresser la barque de/rivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pa$les, humilie/ et rageur, balbutiait : << Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'e/tais tre\s bien parti, et cela m'a coupe/ les bras. >> Jean demandait : << Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple ? ----- Non, merci, cela passera. >> La me\re ennuye/e disait : << Voyons, Pierre, a\ quoi cela rime-t-il de se mettre dans un e/tat pareil, tu n'es pourtant pas un enfant. >> Il haussait les e/paules et recommenc#ait a\ ramer. Mme Rose/milly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. Sa petite te$te blonde, a\ chaque mouvement du bateau, faisait en arrie\re un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins cheveux. Mais le pe\re Roland cria : << Tenez, voici le Prince-Albert qui nous rattrape. >> Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux chemi- ne/es incline/es en arrie\re et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues, le bateau de Sou- thampton arrivait a\ toute vapeur, charge/ de passagers et d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapi- des, bruyantes, battamt l'eau qui retombait en e/cume, lui donnaient un air de ha$te, un air de courrier presse/; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames minces et trans- parentes qui glissaient le long des bords. Quand il fut tout pre\s de la Perle, le pe\re Roland leva son chapeau, les deux femmes agi- te\rent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine d'ombrelles re/pondirent a\ ces saluts en se balan- c#ant vivement sur le paquebot qui s'e/loigna, laissant derrie\re lui, sur la surface paisible et luisante de la mer, quelques lentes ondula- tions. Et on voyait d'autres navires, coiffe/s aussi de fume/e, accourant de tous les points de l'horizon vers la jete/e courte et blanche qui les avalait comme une bouche, l'un apre\s l'autre. Et les barques de pe$ches et les grands voiliers aux ma$tures le/ge\res glissant sur le ciel, trai$ne/es par d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet ogre de/vorant, qui, de temps en temps, semblait repu, et rejetait vers Ia pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de goe/lettes, de trois-ma$ts charge/s de ramures emme$le/es. Les steamers ha$tifs s'en- fuyaient a\ droite, a\ gauche, sur le ventre plat de l'Oce/an, tandis que les ba$timents a\ voile, abandonne/s par les mouches qui les avaient hale/s demeuraient immobiles, tout en s'habillant de la grande hune au petit perroquet, de toile blan- che ou de toile brune qui semblait rouge au soleil couchant. Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura : << Dieu ! que c'est beau, cette mer ! >> Mme Rose/milly re/pondit, avec un soupir pro- longe/, qui n'avait cependant rien de triste : << Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois. >> Roland s'e/cria : << Tenez, voici la Normandie qui se pre/sente a\ l'entre/e. Est-elle grande, hein ? >> Puis iI expliqua la co$te en face, la\-bas, la\-bas, de l'autre co$te/ de l'embouchure de la Seine ----- vingt kilome\tres, cette embouchure ----- disait-il. Il montra VillervilIe, Trouville, Houlgate, la rivie\re de Caen, Luc, Arromanches, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dange- reuse jusqu'a\ Cherbourg. Puis il traita la ques- tion des bancs de sable de la Seine, qui se de/placent a\ chaque mare/e et mettent en de/faut les pilotes de Quilleboeuf eux-me$mes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours du chenal. Il fit remarquer comment Le Havre se/parait la basse de la haute Normandie. En basse Norman- die, la co$te plate descendait en pa$turages, en prairies et en champs jusqu'a\ la mer. Le rivage de la haute Normandie, au contraire, e/tait droit, une grande falaise, de/coupe/e, dentele/e, superbe, faisant jusqu'a\ Dunkerque une immense muraille blanche dont toutes les e/chancrures cachaient un village ou un port : Etretat, Fe/camp, Saint-Vale/- ry. Le Tre/port, Dieppe, etc. Les deux femmes ne l'e/coutaient point, en- gourdies par le bien-e$tre, e/mues par la vue de cet Oce/an couvert de navires qui couraient comme des be$tes autour de leur tanie\re; et elles se taisaient, un peu e/crase/es par ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce cou- cher de soleil apaisant et magnifique. Seul, Ro- land parlait sans fin; il e/tait de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est irritant comme une gros- sie\rete/. Pierre et Jean, calme/s, ramaient avec len- teur; et la Perle s'en allait vers le port, toute petite a\ co$te/ des gros navires. Quand elle toucha le quai, le matelot Papa- gris qui l'attendait, prit la main des dames pour les faire descendre; et on pe/ne/tra dans la ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jete/es a\ l'heure de la pleine mer rentrait aussi. Mmes Roland et Rose/milly marchaient de- vant, suivies des trois hommes. En montant la rue de Paris elles s'arre$taient parfois devant un magasin de modes ou d'orfe\vrerie pour contem- pler un chapeau ou bien un bijou; elles repar- taient apre\s avoir e/change/ leurs ide/es- Devant la place de la Bourse, Roland contem- pla, comme il faisait chaque jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolonge/ par d'au- tres bassins, ou\ les grosses coques, ventre a\ ven- tre. se touchaient sur quatre ou cinq rangs. Tous les ma$ts innombrables, sur une e/tendue de plu- sieurs kilome\tres de quais, tous les ma$ts avec les vergues, les fle\ches, les cordages, donnaient a\ cette ouverture au milieu de la ville l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette fore$t sans feuilles les goe/lands tournoyaient, e/piant pour s'abattre, comme une pierre qui tombe, tous les de/bris jete/s a\ l'eau; et un mousse, qui rattachait une poulie a\ l'extre/mite/ d'un cacatois, semblait monte/ la\ pour chercher des nids. << Voulez-vous di$ner avec nous sans ce/re/monie aucune, afin de finir ensemble la journe/e ? de- manda Mme Roland a\ Mme Rose/milly. ----- Mais oui. avec plaisir; j'accepte aussi sans ce/re/monie. Ce serait triste de rentrer toute seule ce soir. >> Pierre, qui avait entendu et que l'indiffe/rence de la jeune femme commenc#ait a\ froisser, mur- mura : << Bon, voici la veuve qui s'incruste, maintenant. >> Depuis quelques jours il l'appelait << la veuve >>. Ce mot, sans rien exprimer, agac#ait Jean rien que par l'intonation, qui lui parais- sait me/chante et blessante. Et les trois hommes ne prononce\rent plus un mot jusqu'au seuil de leur logis. C'e/tait une maison e/troite, compose/e d'un rez-de-chausse/e et de deux petits e/tages, rue Belle-Normande. La bonne, Jose/phine, une fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde a\ bon marche/, qui posse/- dait a\ l'exce\s l'air e/tonne/ et bestial des paysans vint ouvrir, referma la porte, monta derrie\re ses mai$tres jusqu'au salon qui e/tait au premier, puis elle dit: << Il est v'nu un m'sieu trois fois. >> Le pe\re Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria : << Qui c#a est venu, nom d'un chien ? >> Elle ne se troublait jamais des e/clats de voix de son mai$tre, et elle reprit : << Un m'sieu d'chez l'notaire. ---- Quel notaire ? ---- D'chez m'sieu Canu, donc. ---- Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur ? ---- Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soire/e. >> Maitre Lecanu e/tait le notaire et un peu l'ami du pe\re Roland, dont il faisait les affaires. Pour qu'il eu$t annonce/ sa visite dans la soire/e, il fallait qu'il s'agi$t d'une chose urgente et importante; et les quatre Roland se regarde\rent, trouble/s par cette nouvelle comme le sont les gens de fortune modeste a\ toute intervention d'un notaire qui e/veille une foule d'ide/es de contrats, d'he/ritages, de proce\s, de choses de/si- rables ou redoutables. Le pe\re, apre\s quelques secondes de silence, murmura : << Qu'est-ce que cela peut vouloir dire ? >> Mme Rose/milly se mit a\ rire : << Allez, c'est un he/ritage. J'en suis su$re. Je porte bonheur. >> Mais ils n'espe/raient la mort de personne qui pu$t leur laisser quelque chose. Mme Roland, doue/e d'une excellente me/- moire pour les parente/s, se mit aussito$t a\ recher- cher toutes les alliances du co$te/ de son mari et du sien, a\ remonter les filiations, a\ suivre les branches des cousinages. Elle demandait sans avoir me$me o$te/ son chapeau : << Dis donc, pe\re (elle appelait son mari << pe\re >> dans la maison, et quelquefois << Monsieur Ro- land >> devant les e/trangers), dis donc pe\re, te rappelles-tu qui a e/pouse/ Joseph Lebru, en secondes noces ? ---- Oui, une petite Dume/nil, la fille d'un pa- petier. ----- En a-t-il eu des enfants ? ---- Je crois bien, quatre ou cinq, au moins. ---- Non, alors il n'y a rien par la\. >> De/ja\ elle s'animait a\ cette recherche, elle s'at- tachait a\ cette espe/rance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait beaucoup sa me\re, qui la savait un peu re$veuse, et qui craignait une de/sillusion, un petit cha- grin, une petite tristesse, si la nouvelle, au lieu d'e$tre bonne, e/tait mauvaise, l'arre$ta. << Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Ame/rique ! Moi, je croirais bien plu- to$t qu'il s'agit d'un mariage pour Jean. >> Tout le monde fut surpris a\ cette ide/e, et Jean demeura un peu froisse/ que son fre\re eu$t parle/ de cela devant Mme Rose/milly. << Pourquoi pour moi pluto$t que pour toi ? La supposition est tre\s contestable. Tu es l'ai$ne/; c'est donc a\ toi qu'on aurait songe/ d'abord. Et puis, moi, je ne veux pas me marier. >> Pierre ricana : << Tu es donc amoureux ? >> L'autre, me/content, re/pondit : << Est-il ne/cessaire d'e$tre amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore se marier? ---- Ah ! bon, le << encore >> corrige tout; tu attends. ----- Admets que j'attends, si tu veux. >> Mais le pe\re Roland, qui avait e/coute/ et re/fle/- chi, trouva tout a\ coup la solution la plus vrai- semblable. << Parbleu ! nous sommes bien be$tes de nous creuser la te$te. Mai$tre Lecanu est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de me/decin, et Jean un cabinet d'avocat, il a trouve/ a\ caser l'un de vous deux. >> C'e/tait tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord. << C'est servi >>, dit la bonne. Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre a\ table. Dix minutes plus tard, ils di$naient dans la petite salle a\ manger, au rez-de-chausse/e. On ne parla gue\re tout d'abord; mais, au bout de quelques instants, Roland s'e/tonna de nouveau de cette visite du notaire. << En somme, pourquoi n'a-t-il pas e/crit, pour- quoi a-t-il envoye/ trois fois son clerc, pourquoi vient-il lui-me$me ? >> Pierre trouvait cela naturel. << Il faut sans doute une re/ponse imme/diate; et il a peut-e$tre a\ nous communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup e/crire. >> Mais ils demeuraient pre/occupe/s et un peu ennuye/s tous les quatre d'avoir invite/ cette e/trange\re qui ge$nerait leur discussion et les re/solutions a\ prendre. Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annonce/. Roland s'e/lanc#a. << Bonjour, cher mai$tre. >> Il donnait comme titre a\ M. Lecanu le << mai$- tre >> qui pre/ce\de le nom de tous les notaires. Mme Rose/milly se leva : << Je m'en vais, je suis tre\s fatigue/e. >> On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisi$t, comme on le faisait toujours. Mme Roland s'empressa pre\s du nouveau venu : << Une tasse de cafe/, monsieur ? ----- Non, merci, je sors de table. ----- Une tasse de the/, alors? ----- Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler affaires. >> Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le mouvement rythme/ de la pendule et, a\ l'e/tage au-dessous, le bruit des casseroles lave/es par la bonne trop be$te me$me pour e/couter aux portes. Le notaire reprit : << Avez-vous connu a\Paris un certain M. Ma- re/chal, Le/on Mare/chal ? >> M. et Mme Roland pousse\rent la me$me excla- mation. << Je crois bien ! ----- C'e/tait un de vos amis? >> Roland de/clara : << Le meilleur, monsieur, mais un Parisien enrage/; il ne quitte pas le boulevard. Il est chef de bureau aux Finances. Je ne l'ai plus revu depuis mon de/part de la capitale. Et puis nous avons cesse/ de nous e/crire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre... >> Le notaire reprit gravement : << M. Mare/chal est de/ce/de/. >> L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces nouvelles. M. Lecanu continua : << Mon confre\re de Paris vient de me commu- niquer la principale disposition de son testa- ment par laquelle il institue votre fils Jean, M. Jean Roland, son le/gataire universel. >> L'e/tonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot a\ dire. Mme Roland. la premie\re, dominant son e/mo- tion, balbutia : << Mon Dieu, ce pauvre Le/on... notre pauvre ami... mon Dieu... mon Dieu... mort!... >> Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes, gouttes de cha- grin venues de l'a$me qui coulent sur les joues et semblent si douloureuses, e/tant si claires. Mais Roland songeait moins a\ la tristesse de cette perte qu'a\ l'espe/rance annonce/e. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il demanda, pour arriver a\ la question inte/- ressante : << De quoi est-il mort, ce pauvre Mare/chal ? >> M. Lecanu l'ignorait parfaitement. << Je sais seulement, disait-il, que, de/ce/de/ sans he/ritiers directs, il laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en obliga- tions trois pour cent, a\ votre second fils, qu'il a vu nai$tre, grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A de/faut d'acceptation de la part de M. Jean, l'he/ritage irait aux enfants aban- donne/s. >> Le pe\re Roland de/ja\ ne pouvait plus dissimu- ler sa joie et il s'e/cria: << Sacristi ! voila\ une bonne pense/e du coeur. Moi, si je n'avais pas eu de descendant, je ne l'aurais certainement point oublie/ non plus, ce brave ami ! >> Le notaire souriait : << J'ai e/te/ bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-me$me la chose. C#a fait toujours plaisir d'apporter une bonne nouvelle. >> Il n'avait point du tout songe/ que cette bonne nouvelle e/tait la mort d'un ami, du meil- leur ami du pe\re Roland, qui venait lui-me$me d'oublier subitement cette intimite/ annonce/e tout a\ l'heure avec conviction. Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs. Le docteur murmura : << C'e/tait un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent a\ di$ner, mon fre\re et moi. >> Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier sa belle barbe blon- de dans sa main droite, et l'y faisait glisser, jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir. Il remua deux fois les le\vres pour prononcer aussi une phrase convenable et, apre\s avoir longtemps cherche/, il ne trouva que ceci : << Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le voir. >> Mais la pense/e du pe\re galopait; elle galopait autour de cet he/ritage annonce/, acquis de/ja\, de cet argent cache/ derrie\re la porte et qui allait entrer tout a\ l'heure, demain, sur un mot d'acceptation. Il demanda : << Il n'y a pas de difficulte/s possibles ?... pas de proce\s ?... pas de contestations ?... >> Maitre Lecanu semblait tranquille : << Non, mon confre\re de Paris me signale la situation comme tre\s nette. Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean. ---- Parfait, alors... et la fortune est bien claire? ---- Tre\s claire. ----- Toutes les formalite/s ont e/te/ remplies ? ----- Toutes. >> Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague, instinctive et passage\re de sa ha$te a\ se renseigner, et il reprit : << Vous comprenez bien que si je vous de- mande imme/diatement toutes ces choses, c'est pour e/viter a\ mon fils des de/sagre/ments qu'il pourrait ne pas pre/voir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrasse/e, est-ce que je sais, moi ? et on se fourre dans un roncier inex- tricable. En somme, ce n'est pas moi qui he/rite, mais je pense au petit avant tout. >> Dans la famille on appelait toujours Jean << le petit >>, bien qu'il fu$t beaucoup plus grand que Pierre. Mme Roland, tout a\ coup, parut sortir d'un re$ve, se rappeler une chose lointaine, presque oublie/e, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle n'e/tait pas su$re d'ailleurs, et elle balbutia : << Ne disiez-vous point que notre pauvre Mare/- chal avait laisse/ sa fortune a\ mon petit Jean? ----- Oui, madame. >> Elle reprit alors simplement : << Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait. >> Roland s'e/tait leve/ : << Voulez-vous, cher maitre, que mon fils signe tout de suite l'acceptation ? ---- Non... non... monsieur Roland. Demain, demain, a\ mon e/tude, a\ deux heures, si cela vous convient. ---- Mais oui, mais oui, je crois bien ! >> Alors, Mme Roland qui s'e/tait leve/e aussi, et qui souriait, apre\s les larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son fau- teuil, et le couvrant d'un regard attendri de me\re reconnaissante, elle demanda : << Et cette tasse de the/, monsieur Lecanu ? ---- Maintenant, je veux bien, madame, avec plaisir. >> La bonne appele/e apporta d'abord des ga$teaux secs en de profondes boites de fer-blanc, ces fades et cassantes pa$tisseries anglaises qui sem- blent cuites pour des becs de perroquet et sou- de/es en des caisses de me/tal pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des serviettes grises, plie/es en petits carre/s, ces serviettes a\ the/ qu'on ne lave jamais dans les familles besogneuses. Elle revint une troisie\me fois avec le sucrier et les tasses; puis elle res- sortit pour faire chauffer l'eau. Alors on attendit. Personne ne pouvait parler; on avait trop a\ penser, et rien a\ dire. Seule Mme Roland cher- chait des phrases banales. Elle raconta la partie de pe$che, fit l'e/loge de la Perle et de Mrne Rose/- milly. << Charmante, charmante >>, re/pe/tait le no- taire. Roland, les reins appuye/s au marbre de la chemine/e, comme en hiver, quand le feu bru$le, les mains dans ses poches et les le\vres remuantes comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torture/ du de/sir impe/rieux de laisser sor- tir toute sa joie. Les deux fre\res, en deux fauteuils pareils, les jambes croise/es de la me$me fac#on, a\ droite et a\ gauche du gue/ridon central, regardaient fixe- ment devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions diffe/rentes. Le the/ parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, apre\s avoir e/miette/ dedans une petite galette trop dure pour e$tre croque/e; puis il se leva, serra les mains et sortit. << C'est entendu, re/pe/tait Roland, demain, chez vous, a\ deux heures. ---- C'est entendu, demain, deux heures. >> Jean n'avait pas dit un mot. Apre\s ce de/part il y eut encore un silence, puis le pe\re Roland vint taper de ses deux mains ouvertes sur les deux e/paules de son jeune fils en criant : << Eh bien. sacre/ veinard, tu ne m'embrasses pas? >> Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son pe\re en disant : << Cela ne m'apparaissait pas comme indispen- sable. >> Mais le bonhomme ne se posse/dait plus d'alle/- gresse. Il marchait, jouait du piano sur les meu- bles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses talons, et re/pe/tait : << Quelle chance ! quelle chance ! En voila\ une, de chance ! >> Pierre demamda : << Vous le connaissiez donc beaucoup, autre- fois, ce Mare/chal ? >> Le pe\re re/pondit : << Parbleu, il passait toutes ses soire/es a\ la maison; mais tu te rappelles bien qu'il allait te prendre au colle\ge, les jours de sortie, et qu'il t'y reconduisait souvent apre\s di$ner. Tiens, justement, le matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est alle/ chercher le me/decin ! Il avait de/jeune/ chez nous quand ta me\re s'est trouve/e souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et il est parti en cou- rant. Dans sa ha$te il a pris mon chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est me$me proba- ble qu'il s'est souvenu de ce de/tail au moment de mourir; et comme il n'avait aucun he/ritier il s'est dit : << Tiens, j'ai contribue/ a\ la naissance << de ce petit-la\, je vais lui laisser ma fortune. >> Mme Roland, enfonce/e dans une berge\re, sem- blait partie en ses souvenirs. Elle murmura. - comme si elle pensait tout haut : << Ah ! c'e/tait un brave ami, bien de/voue/, bien fide\le, un homme rare, par le temps qui court. >> Jean s'e/tait leve/ : << Je vais faire un bout de promenade >>, dit-il. Son pe\re s'e/tonna, voulut le retenir, car ils avaient a\ causer, a\ faire des projets, a\ arre$ter des re/solutions. Mais le jeune homme s'obstina, pre/textant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de s'entendre bien avant d'e$tre en possession de l'he/ritage. Et il s'en alla, car il de/sirait e$tre seul, pour re/fle/chir. Pierre, a\ son tour, de/clara qu'il sor- tait, et suivit son fre\re, apre\s quelques minu- tes. De\s qu'il fut en te$te-a\-te$te avec sa femme, le pe\re Roland la saisit dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue et, pour re/pondre a\ un reproche qu'elle lui avait souvent adresse/ : << Tu vois, ma che/rie, que cela ne m'aurait servi a\ rien de rester a\ Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir ici refaire ma sante/, puisque la fortune nous tombe du ciel. >> Elle e/tait devenue toute se/rieuse : << Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre ? --- Pierre ! mais il est docteur, il en gagnera... de l'argent... et puis son fre\re fera bien quelque chose pour lui. ----- Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet he/ri- tage est a\ Jean, rien qu'a\ Jean. Pierre se trouve ainsi tre\s de/savantage/. >> Le bonhomme semblait perplexe : << Alors nous lui laisserons un peu plus par testament, nous. ----- Non. Ce n'est pas tre\s juste non plus. >> Il s'e/cria : << Ah ! bien alors, zut ! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi ? Tu vas toujours chercher un tas d'ide/es de/sagre/ables. Il faut que tu ga$tes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est e/gal, en voila\ une veine, une rude veine ! >> Et il s'en alla, enchante/, malgre/ tout, et sans un mot de regret pour l'ami mort si ge/ne/reuse- ment. Mme Roland se remit a\ songer devant la lampe qui charbonnait. II DE\s qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la principale rue du Havre, e/clai- re/e, anime/e, bruyante. L'air un peu frais des bords de la mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la canne sous le bras, les mains derrie\re le dos. Il se sentait mal a\ l'aise, alourdi, me/content comme lorsqu'on a rec#u quelque fa$cheuse nou- velle. Aucune pense/e pre/cise ne l'affligeait et il n'aurait su dire tout d'abord d'ou\ lui venait cette pesanteur de l'a$me et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir ou\; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui ge$nent, fati- guent, attristent, irritent, une souffrance incon- nue et le/ge\re, quelque chose comme une graine de chagrin. Lorsqu'il arriva place du The/a$tre, il se sentit attire/ par les lumie\res du cafe/ Tortoni, et il s'en vint lentement vers la fac#ade illumine/e; mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver la\ des amis, des connaissances, des gens , avec qui il faudrait causer; et une re/pugnance brusque l'envahit pour cette banale camara- derie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port. Il se demandait : << Ou\ irais-je bien ? >> cher- chant un endroit qui lui plu$t, qui fu$t agre/able a\ son e/tat d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il s'irritait d'e$tre seul, et il n'aurait voulu rencon- trer personne. En arrivant sur le grand quai, il he/sita encore une fois, puis tourna vers la jete/e; il avait choisi la solitude. Comme il fro$lait un banc sur le brise-lames, il s'assit, de/ja\ las de marcher et de/gou$te/ de sa promenade avant me$me de l'avoir faite. Il se demanda : << Qu'ai-je donc ce soir ? >> Et il se mit a\ chercher dans son souvenir quelle contra- rie/te/ avait pu l'atteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fie\vre. Il avait l'esprit excitable et re/fle/chi en me$me temps, il s'emballait, puis raisonnait, approuvait ou bla$mait ses e/lans; mais chez lui la nature premie\re demeurait en dernier lieu la plus forte et l'homme sensitif dominait toujours l'homme intelligent. Donc il cherchait d'ou\ lui venait cet e/ner- vement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce de/sir de rencontrer quelqu'un pour n'e$tre pas du me$me avis, et aussi ce de/gou$t pour les gens qu'il pourrait voir et pour les choses qu'ils pourraient lui dire. Et il se posa cette question : << Serait-ce l'he/ri- tage de Jean? >> Oui, c'e/tait possible, apre\s tout. Quand le notaire avait annonce/ cette nouvelle, il avait senti son cceur battre un peu plus fort. Certes, on n'est pas toujours maitre de soi, et on subit des e/motions spontane/es et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain. Il se mit a\ re/fle/chir profonde/ment a\ ce pro- ble\me physiologique de l'impression produite par un fait sur l'e$tre instinctif et cre/ant en lui un courant d'ide/es et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires a\ celles que de/sire, qu'ap- pelle, que juge bonnes et saines l'e$tre pensant, devenu supe/rieur a\ lui-me$me par la culture de son intelligence. Il cherchait a\ concevoir l'e/tat d'a$me du fils qui he/rite d'une grosse fortune, qui va gou$ter, gra$ce a\ elle, beaucoup de joies de/sire/es depuis longtemps et interdites par l'avarice d'un pe\re, aime/ pourtant et regrette/. Il se leva et se remit a\ marcher vers le bout de la jete/e. Il se sentait mieux, content d'avoir compris, de s'e$tre surpris lui-me$me, d'avoir de/voile/ l'autre qui est en nous. << Donc j'ai e/te/ jaloux de Jean, pensait-il. C'est vraiment assez bas, cela ! J'en suis su$r maintenant, car la premie\re ide/e qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme Rose/milly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raison- nable, bien faite pour de/gou$ter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la jalousie gratuite, l'essence me$me de la jalousie, celle qui est parce qu'elle est ! Faut soigner cela ! >> Il arrivait devant le ma$t des signaux qui indique la hauteur de l'eau dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navi- res signale/s au large et devant entrer a\ la pro- chaine mare/e. On attendait des steamers du Bre/sil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks danois, une goe/lette norve/gienne et un vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s'il avait lu << un vapeur suisse >>; et il aperc#ut dans une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban, qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons. << Que c'est be$te, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple marin. >> Ayant fait encore quelques pas, il s'arre$ta pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares e/lectriques du cap de la He\ve, semblables a\ deux cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux foyers voisins, les deux rayons paralle\les, pareils aux queues ge/antes de deux come\tes, descendaient, suivant une pente droite et de/mesure/e, du som- met de la co$te au fond de l'horizon. Puis sur les deux jete/es, deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entre/e du Havre; et la\- bas, de l'autre co$te/ de la Seine, on en voyait d'autres encore, beaucoup d'autres, fixes ou cli- gnotants, a\ e/clats et a\ e/clipses, s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux vivants de la terre hospitalie\re disant, rien que par le mouvement me/canique invariable et re/gulier de leurs pau- pie\res : << C'est moi. Je suis Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivie\re de Pont-Audemer. >> Et dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour une plane\te, le phare ae/rien d'Etouville montrait la route de Rouen, a\ travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve. Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le ciel, on croyait voir, c#a\ et la\, des e/toiles. Elles tremblotaient dans la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi. Presque toutes e/taient immobiles, quelques-unes, cependant, semblaient courir; c'e/taient les feux des ba$timents a\ l'ancre attendant la mare/e prochaine, ou des ba$timents en marche venant chercher un mouillage. Juste a\ ce moment la lune se leva derrie\re la ville; et elle avait l'air du phare e/norme et divin allume/ dans le firmament pour guider la flotte infinie des vraies e/toiles. Pierre murmura, presque a\ haute voix : << Voila\, et nous nous faisons de la bile pour quatre sous ! >> Tout pre\s de lui soudain, dans la tranche/e large et noire ouverte entre les jete/es, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'e/tant penche/ sur le parapet de granit, il vit une bar- que de pe$che qui rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit d'aviron, doucement pousse/e par sa haute voile brune tendue a\ la brise du large. Il pensa : << Si on pouvait vivre la\-dessus, comme on serait tranquille peut-e$tre ! >> Puis ayant fait encore quelques pas, il aperc#ut un homme assis a\ l'extre/mite/ du mo$le. Un re$veur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste ? Qui e/tait-ce ? Il s'approcha, cu- rieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il reconnut son fre\re. << Tiens, c'est toi, Jean ? ----- Tiens... Pierre... Qu'est-ce que tu viens faire ici ? ----- Mais je prends l'air. Et toi? >> Jean se mit a\ rire : << Je prends l'air e/galement. >> Et Pierre s'assit a\ co$te/ de son fre\re. << Hein, c'est rudement beau ? ---- Mais oui. >> Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regarde/; il reprit : << Moi, quand je viens ici, j'ai des de/sirs fous de partir, de m'en aller avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits feux, la\-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux grandes fleurs et aux belles filles pa$les ou cuivre/es, des pays aux oiseaux-mouches, aux e/le/phants, aux lions libres, aux rois ne\gres, de tous les pays qui sont nos contes de fe/es a\ nous qui ne croyons plus a\ la Chatte blanche ni a\la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic de pouvoir s'offrir une promenade par la\- bas; mais voila\, il faudrait de l'argent, beau- coup. >> ll se tut brusquement, songeant que son fre\re l'avait maintenant, cet argent, et que de/livre/ de tout souci, de/livre/ du travail quotidien, libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller ou\ bon lui semblerait, vers les blondes Sue/doises ou les brunes Havanaises. Puis une de ces pense/es involontaires, fre/- quentes chez lui, si brusques, si rapides qu'il ne pouvait ni les pre/voir, ni les arre$ter, ni les modi- fier, venues, semblait-il, d'une seconde a$me inde/- pendante et violente, le traversa : << Bah ! il est trop niais, il e/pousera la petite Rose/milly >> Il s'e/tait leve/. << Je te laisse re$ver d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher. >> Il serra la main de son fre\re, et reprit avec un accent tre\s cordial : << Eh bien, mon petit Jean, te voila\ riche ! Je suis bien content de t'avoir rencontre/ tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait plai- sir, combien je te fe/licite, et combien je t'aime. >> Jean d'une nature douce et tendre, tre\s e/mu, balbutiait : << Merci... merci... mon bon Pierre, merci. >> Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les mains derrie\re le dos. Lorsqu'il fut rentre/ dans la ville, il se deman- da de nouveau ce qu'il ferait, me/content de cette promenade e/courte/e; d'avoir e/te/ prive/ de la mer par la pre/sence de son fre\re. Il eut une inspiration : << Je vais boire un verre de liqueur chez le pe\re Marowsko >>; et il remonta vers le quartier d'Ingouville. Il avait connu le pe\re Marowsko dans les ho$pi- taux, a\ Paris. C'e/tait un vieux Polonais, re/fugie/ politique, disait-on, qui avait eu des histoires terribles la\-bas, et qui e/tait venu exercer en France, apre\s nouveaux examens, son me/tier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passe/e; aussi des le/gendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes, et plus tard parmi les voi- sins. Cette re/putation de conspirateur redoutable, de nihiliste, de re/gicide, de patriote pre$t a\ tout, e/chappe/ a\ la mort par miracle, avait se/duit l'imagination aventureuse et vive de Pierre Roland; et il e/tait devenu l'ami du vieux Polo- nais, sans avoir jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. C'e/tait encore gra$ce au jeune me/decin que le bonhomme e/tait venu s'e/tablir au Havre, comptant sur une belle cliente\le que le nouveau docteur lui four- nirait. En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant des reme\des aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier. Pierre allait souvent le voir apre\s diner et causer une heure avec lui, car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont il jugeait profonds les longs silences. Un seul bec de gaz bru$lait au-dessus du comp- toir charge/ de fioles. Ceux de la devanture n'a- vaient point e/te/ allume/s, par e/conomie. Derrie\re ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allonge/es j'une sur l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui, conti- nuant son front de/garni, lui donnait un air triste de perroquet, dormait profonde/ment, le menton sur la poitrine. Au bruit du timbre il s'e/veilla, se leva, et reconnaissant le docteur, vint au-devant de lui, les mains tendues. Sa redingote noire, tigre/e de taches d'acides et de sirops, beaucoup trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique sou- tane; et l'homme parlait avec un fort accent polo- nais qui donnait a\ sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un ze/zaiement et des intonations de jeune e$tre qui commence a\ prononcer. Pierre s'assit et Marowsko demanda : << Quoi de neuf, mon cher docteur ? ---- Rien. Toujours la me$me chose partout. ---- Vous n'avez pas l'air gai, ce soir. ---- Je ne le suis pas souvent. ----- Allons. allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur ? ---- Oui, je veux bien. ----- Alors je vais vous faire gou$ter une pre/pa- ration nouvelle. Voila\ deux mois que je cherche a\ tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a fait jusqu'ici que du sirop... eh bien, j'ai trouve/... j'ai trouve/... une bonne liqueur, tre\s bonne, tre\s bonne. >> Et, ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il apporta. Il remuait et agis- sait par gestes courts, jamais complets, jamais il n'allongeait le bras tout a\ fait, n'ouvrait toutes grandes les jambes, ne faisait un mouvement entier et de/finitif. Ses ide/es semblaient pareilles a\ ses actes; il les indiquait, les promettait, les esquissait, les sugge/rait, mais ne les e/nonc#ait pas. Sa plus grande pre/occupation dans la vie sem- blait e$tre d'ailleurs la pre/paration des sirops et des liqueurs. << Avec un bon sirop ou une bonne liqueur, on fait fortune >>, disait-il souvent. Il avait invente/ des centaines de pre/parations sucre/es sans parvenir a\ en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser a\ Marat. Deux petits verres furent pris dans l'arrie\re- boutique et apporte/s sur la planche aux pre/para- tions; puis les deux hommes examine\rent en l'e/levant vers le gaz la coloration du liquide. << Joli rubis ! de/clara Pierre. ---- N'est-ce pas ? >> La vieille te$te de perroquet du Polonais sem- blait ravie. Le docteur gou$ta, savoura, re/fle/chit, gou$ta de nouveau, re/fle/chit encore et se prononc#a : << Tre\s bon, tre\s bon, et tre\s neuf comme saveur; une trouvaille, mon cher ! ----- Ah ! vraiment, je suis bien content. >> Alors Marowsko demanda conseil pour bapti- ser la liqueur nouvelle; il voulait l'appeler << es- sence de groseille >>, ou bien << fine groseille >>, ou bien << groselia >>, ou bien << grose/line >>. Pierre n'approuvait aucun de ces noms. Le vieux eut une ide/e : << Ce que vous avez dit tout a\ l'heure est tre\s bon, tre\s bon : << Joli rubis. >> - Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eu$t trouve/, et il conseilla sim- plement << groseillette >>, que Marowsko de/clara admirable. Puis ils se turent et demeure\rent assis quelques minutes, sans prononcer un mot, sous l'unique bec de gaz. Pierre, enfin, presque mal- gre/ lui : << Tiens, il nous est arrive/ une chose assez bizarre, ce soir. Un des amis de mon pe\re, en mourant, a laisse/ sa fortune a\ mon fre\re. >> Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, apre\s avoir songe/, il espe/ra que le docteur he/ritait par moitie/. Quand la chose cut e/te/ bien explique/e, il parut surpris et fa$che/; et pour exprimer son me/contentement de voir son jeune ami sacrifie/, il re/pe/ta plusieurs fois : << C#a ne fera pas un bon effet. >> Pierre, que son e/nervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko entendait par cette phrase. ----- Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon effet ? Quel mauvais effet pouvait re/sulter de ce que son fre\re he/ritait la fortune d'un ami de la famille ? Mais le bonhomme circonspect ne s'ex- pliqua pas davantage. << Dans ce cas-la\ on laisse aux deux fre\res e/gale- ment, je vous dis que c#a ne fera pas un bon effet. >> Et le docteur, impatiente/, s'en alla, rentra dans la maison paternelle et se coucha. Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la chambre voisine, puis il s'en- dormit apre\s avoir bu deux verres d'eau. III LE docteur se re/veilla le lendemain avec la re/solution bien arre$te/e de faire fortune. Plusieurs fois de/ja\ il avait pris cette de/termi- nation sans en poursuivre la re/alite/. Au de/but de toutes ses tentatives de carrie\re nouvelle, l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier e/chec qui le jetait dans une voie nouvelle. Enfonce/ dans son lit entre les draps chauds, il me/ditait. Combien de me/decins e/taient deve- nus millionnaires en peu de temps ! Il suffisait d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses e/tudes, il avait pu appre/cier les plus ce/le\bres professeurs, et il les jugeait des a$nes. Certes, il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen quelconque a\ capter la cliente\le e/le/gante et riche du Havre, il pouvait gagner cent mille francs par an avec facilite/. Et il cal- culait, d'une fac#on pre/cise, les gains assure/s. Le matin il sortirait, il irait chez ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, a\ vingt francs l'un, cela lui ferait, au mini- mum, soixante-douze mille francs par an, me$me soixante-quinze mille, car le chiffre de dix ma- lades e/tait infe/rieur a\ la re/alisation certaine. Apre\s midi, il recevrait dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs a\ dix francs, soit trente-six mille francs. Voila\ donc cent vingt mille francs, chiffre rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir a\ dix francs et qu'il rece- vrait a\ cinq francs feraient peut-e$tre sur ce total une le/ge\re diminution compense/e par les consul- tations avec d'autres me/decins et par tous les petits be/ne/fices courants de la profession. Rien de plus facile que d'arriver la\ avec de la re/clame habile, des e/chos dans Le Figaro indi- quant que le corps scientifique parisien avait les yeux sur lui, s'inte/ressait a\ des cures surpre- nantes entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son fre\re, plus riche et ce/le\bre, et content de lui-me$me, car il ne devrait sa fortune qu'a\ lui; et il se montrerait ge/ne/reux pour ses vieux parents, justement fiers de sa renomme/e. Il ne se marie- rait pas, ne voulant point encombrer son exis- tence d'une femme unique et ge$nante, mais il aurait des mai$tresses parmi ses clientes les plus jolies. Il se sentait si su$r du succe\s, qu'il sauta hors du lit comme pour le saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville l'ap- partement qui lui convenait. Alors, en ro$dant a\ travers les rues, il songea combien sont le/ge\res les causes de/terminantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu, il aurait du$ prendre cette re/solution ne/e brusquement en lui, sans aucun doute, a\ la suite de l'he/ritage de son fre\re. Il s'arre$tait devant les portes ou\ pendait un e/criteau annonc#ant soit un bel appartement, soit un riche appartement a\ louer, les indications sans adjectif le laissant toujours plein de de/dain. -Alors il visitait avec des fac#ons hautaines, mesu- rait la hauteur des plafonds, dessinait sur son calepin le plan du logis, les communicatious, la disposition des issues, annonc#ait qu'il e/tait me/de- cin et qu'il recevait beaucoup. Il fallait que l'escalier fu$t large et bien tenu; il ne pouvait monter d'ailleurs au-dessus du premier e/tage. Apre\s avoir note/ sept ou huit adresses et griffonne/ deux cents renseignements, il rentra pour de/jeuner avec un quart d'heure de retard. De\s le vestibule, il entendait un bruit d'as- siettes. On mangeait donc sans lui. Pourquoi ? Jamais on n'e/tait aussi exact dans la maison. Il fut froisse/, me/content, car il e/tait un peu suscep- tible. De\s qu'il entra, Roland lui dit : << Allons, Pierre, de/pe$che-toi, sacrebleu ! Tu sais que nous aIlons a\ deux heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder. >> Le docteur s'assit, sans re/pondre, apre\s avoir embrasse/ sa me\re et serre/ la main de son pe\re et de son fre\re; et il prit dans le plat creux, au milieu de la table, la co$telette re/serve/e pour lui. Elle e/tait froide et se\che. Ce devait e$tre la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la laisser dans le fourneau jusqu'a\ son arrive/e, et ne pas perdre la te$te au point d'oublier comple\tement l'autre fils, le fils ai$ne/. La conversation, interrom- pue par son entre/e, reprit au point ou\ il l'avait coupe/e. << Moi, disait a\ Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de suite. Je m'installerais riche- ment, de fac#on a\ frapper l'ceil, je me montrerais dans le monde, je monterais a\ cheval, et je choi- sirais une ou deux causes inte/ressantes pour les plaider et me bien poser au Palais. Je voudrais e$tre une sorte d'avocat amateur tre\s recherche/. Gra$ce a\ Dieu, te voici a\ l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes e/tudes et parce qu'un homme ne doit jamais rester a\ rien faire. >> Le pe\re Roland, qui pelait une poire, de/- clara : << Cristi ! a\ ta place, c'est moi qui ache\terais un joli bateau, un cotre sur le mode\le de nos pilotes. J'irais jusqu'au Se/ne/gal, avec c#a. >> Pierre, a\ son tour, donna son avis. En somme, ce n'e/tait pas la fortune qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. pour les me/diocres elle n'e/tait qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle mettait au con- traire un levier puissant aux mains des forts. Ils e/taient rares d'ailleurs, ceux-la\. Si Jean e/tait vraiment un homme supe/rieur, il le pouvait montrer maintenant qu'il se trouvait a\ l'abri du besoin. Mais il lui faudrait tmvailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'e/cus pour tout proce\s gagne/ ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte e/minent, une lumie\re du droit. Et il ajouta comme conclusion : << Si j'avais de l'argent, moi, j'en de/couperais, des cadavres ! >> ' Le pe\re Roland haussa les e/paules : << Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous ne sommes pas des be$tes de peine, mais des hommes. Quand on nai$t pauvre, il faut travailler; eh bien, tant pis, on travaille; mais quand on a des rentes, sacristi ! il faudrait e$tre jobard pour s'esquinter le tem- pe/rament. >> Pierre re/pondit avec hauteur : << Nos tendances ne sont pas les me$mes ! Moi je ne respecte au monde que le savoir et l'intelli- gence, tout le reste est me/prisable. >> Mme Roland s'efforc#ait toujours d'amortir les heurts incessants entre le pe\re et le fils; elle de/tourna donc la conversation, et parla d'un meurtre qui avait e/te/ commis, la semaine pre/ce/- dente, a\ Bolbec-Nointot. Les esprits aussito$t furent occupe/s par les circonstances environnant le forfait, et attire/s par l'horreur inte/ressante, par le myste\re attrayant des crimes, qui, me$me vulgaires, honteux et re/puguants, exercent sur la curiosite/ humaine une e/trange et ge/ne/rale fascination. De temps en temps, cependant, le pe\re Roland tirait sa montre : << Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route. >> Pierre ricana : << ll n'est pas encore une heure. Vrai, c#a n'e/tait point la peine de me faire manger une co$telette froide. ---- Viens-tu chez le notaire ? >> demanda sa me\re. Il re/pondit se\chement : << Moi, non, pour quoi faire ? Ma pre/sence est fort inutile. >> Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand on avait parle/ du meurtre de Bolbec, il avait e/mis, en juriste, quelques ide/es et de/veloppe/ quelques conside/ra- tions sur les crimes et sur les criminels. Main- tenant, il se taisait de nouveau, mais la clarte/ de son ceil, la rougeur anime/e de ses joues, jus- qu'au luisant de sa barbe, semblaient proclamer son bonheur, Apre\s le de/part de sa famille, Pierre, se trou- vant seul de nouveau, recommenc#a ses investi- gations du matin a\ travers les appartemeuts a\ louer. Apre\s deux ou trois heures d'escaliers monte/s et descendus, il de/couvrit enfin, sur le boulevard Franc#ois 1er, quelque chose de joli : un grand entresol avec deux portes sur des rues diffe/rentes, deux salons, une galerie vitre/e ou\ les malades, en attendant leur tour, se prome\ne- raient au milieu des fleurs, et une de/licieuse salle a\ manger en rotonde ayant vue sur la mer. Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arre$ta, car il fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou devant lui. La petite fortune amasse/e par son pe\re s'e/le- vait a\ peine a\ huit mille francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent ses parents dans l'embarras par ses longues he/si- tations dans le choix d'une carrie\re, ses tenta- tives toujours abandonne/es et ses continuels recommencements d'e/tudes. Il partit donc en promettant une re/ponse avant deux jours; et l'ide/e lui vint de demander a\ son fre\re ce pre- mier trimestre, ou me$me le semestre, soit quinze cents francs, de\s que Jean serait en possession de son he/ritage. << Ce sera un pre$t de quelques mois a\ peine, pensait-il. Je le rembourserai peut-e$tre me$me avant la fin de l'anne/e. C'est tout simple, d'ail- leurs, et il sera content de faire cela pour moi. >> Comme il n'e/tait pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien a\ faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il demeura longtemps sur son banc, sans ide/es, les yeux a\ terre, accable/ par une lassitude qui devenait de la de/tresse. Tous les jours pre/ce/dents, depuis son retour dans la maison paternelle, il avait ve/cu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passe/ son temps du lever jusqu'au coucher ? Il avait fla$ne/ sur la jete/e aux heures de mare/e, fla$ne/ par les rues, fla$ne/ dans les cafe/s, fla$ne/ chez Marowsko, fla$ne/ partout. Et voila\ que, tout a\ coup, cette vie, supporte/e jusqu'ici, lui devenait odieuse, intole/rable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fosse/s de ferme ombrage/s de he$tres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un bock ou d'un tim- bre-poste, et ces fantaisies-la\ ne lui e/taient point permises. Il songea soudain combien il est dur, a\ trente ans passe/s, d'e$tre re/duit a\ demander, en rougissant, un louis a\ sa me\re, de temps en temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne : << Cristi! si j'avais de l'argent ! >> Et la pense/e de l'he/ritage de son fre\re entra en lui de nouveau, a\ la fac#on d'une piqu$re de gue$pe; mais il la chassa avec impatience, ne voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie. Autour de lui des enfants jouaient dans la poussie\re des chemins. Ils e/taient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air tre\s se/rieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour les e/craser ensuite d'un coup de pied. Pierre e/tait dans un de ces jours mornes ou\ on regarde dans tous les coins de son a$me, ou\ on en secoue tous les plis. << Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches >>, pensait-il. Puis il se demanda si le plus sage dans la vie n'e/tait pas encore d'engen- drer deux ou trois de ces petits e$tres inutiles et les regarder grandir avec complaisance et curio- site/. Et le de/sir du mariage l'effleura. On n'est pas si perdu, n'e/tant plus seul. On entend au moins remuer quelqu'un pre\s de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est de/ja\ quelque chose de dire << tu >> a\ une femme, quand on souffre. Il se mit a\ songer aux femmes. Il les connaissait tre\s peu, n'ayant eu au Quartier latin que des liaisons de quinzaine, rompues quand e/tait mange/ l'argent du mois, et renoue/es ou remplace/es le mois suivant. Il devait exister, cependant, des cre/atures tre\s bonnes, tre\s douces et tre\s consolantes. Sa me\re n'avait- elle pas e/te/ la raison et le charme du foyer paternel ? Comme il aurait voulu connai$tre une femme, une vraie femme ! Il se releva tout a\ coup avec la re/solution d'aller faire une petite visite a\ Mme Rose/milly. Puis il se rassit brusquement. Elle lui de/plai- sait, celle-la\ ! Pourquoi ? Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle pas lui pre/fe/rer Jean ? Sans se l'avouer a\ lui- me$me d'une fac#on tre\s nette, cette pre/fe/rence entrait pour beaucoup dans sa me/sestime pour l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son fre\re, il ne pouvait s'abstenir de le juger un peu me/diocre et de se croire supe/rieur. Il n'allait pourtant point rester la\ jusqu'a\ la nuit; et, comme la veille au soir, il se demanda anxieusement : << Que vais-je faire ? >> Il se sentait maintenant a\ l'a$me un besoin de s'attendrir, d'e$tre embrasse/ et console/. Console/ . de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il e/tait dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude ou\ la pre/sence d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le fro$lement d'une robe, un doux regard noir ou bleu sem- blent indispensables, et tout de suite, a\ notre coeur. Et le souvenir lui vint d'une petit bonne de brasserie ramene/e un soir chez elle et revue de temps en temps. Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille. Que lui dirait-il ? Que lui dirait-elle ? Rien, sans doute. Qu'importe ? il lui tiendrait la main quelques secondes ! Elle semblait avoir du gou$t pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent ? ll la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoude/s aux tables de che$ne, la caissie\re lisait un roman, tandis que le patron, en manches de chemise, dormait tout a\ fait sur la banquette. De\s qu'elle l'aperc#ut, la fille se leva vivement et, venant a\ lui : << Bonjour, comment allez-vous ? ---- Pas mal, et toi? ---- Moi, tre\s bien. Comme vous e$tes rare ? ----- Oui, j'ai tre\s peu de temps a\ moi. Tu sais que je suis me/decin. ---- Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai e/te/ souffrante la semaiue dernie\-re, je vous aurais consulte/. Qu'est-ce que vous prenez ? ---- Un bock, et toi ? ----- Moi, un bock aussi, puisque tu me le paies. >> Et elle continua a\ le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en avait e/te/ la permission tacite. Alors, assis face a\ face, ils cause\rent. De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarite/ facile des filles dont la caresse est a\ vendre, et le regardant avec des yeux engageants elle lui disait : << Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent ? Tu me plais beaucoup, mon che/ri. >> Mais de/ja\ il se de/gou$tait d'elle, la voyait be$te, commune, sentant le peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparai$tre dans un re$ve ou dans une aure/ole de luxe qui poe/tise leur vulgarite/. Elle lui demandait : << Tu es passe/ l'autre matin avec un beau blond a\ grande barbe, est-ce ton fre\re ? ----- Oui, c'est mon fre\re. ---- Il est rudement joli garc#on. ----- Tu trouves ? ---- Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vi- vant. >> Quel e/trange besoin le poussa tout a\ coup a\ raconter a\ cette servante de brasserie l'he/ritage de Jean ? Pourquoi cette ide/e, qu'il rejetait de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble apporte/ dans son a$me, lui vint-elle aux le\vres en cet instant, et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eu$t eu besoin de vider de nouveau devant quelqu'un son coeur gonfle/ d'amertume ? Il dit en croisant ses jambes: << Il a joliment de la chance, mon fre\re, il vient d'he/riter de vingt mille francs de rente. >> Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides : << Oh ! et qui est-ce qui lui a laisse/ cela, sa grand-me\re ou bien sa tante ? ---- Non, un vieil ami de mes parents. ---- Rien qu'un ami ? Pas possible ! Et il ne t'a rien laisse/, a\ toi ? ---- Non. Moi je le connaissais tre\s peu. >> Elle re/fle/chit quelques instants, puis, avec un sourire dro$le sur les le\vres : << Eh bien, il a de la chance ton fre\re d'avoir des amis de cette espe\ce-la\ ! Vrai, c#a n'est pas e/tonnant qu'il te ressemble si peu ! >> Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, la bouche crispe/e : << Qu'est-ce que tu entends pas la\? >> Elle avait pris un air be$te et naii%f : << Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi. >> Il jeta vingt sous sur la table et sortit. Maintenant il se re/pe/tait cette phrase : << C#a n'est pas e/tonnant qu'il te ressemble si peu. >> Qu'avait-elle pense/, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots ! Certes il y avait la\ une malice, une me/chancete/, une infamie. Oui, cette fille avait du$ croire que Jean e/tait le fils de Mare/- chal. L'e/motion qu'il ressentit de ce soupc#on jete/ sur sa me\re fut si violente qu'il s'arre$ta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour s'asseoir. Un autre cafe/ se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, et comme le garc#on se pre/sentait : << Un bock >>, dit-il. ll sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et tout a\ coup le souve- nir lui vint de ce qu'avait dit Narowsko la veille : << C#a ne fera pas un bon effet. >> Avait-il eu la me$me pense/e, le me$me soupc#on que cette dro$- lesse ? La te$te penche/e sur son bock il regardait la mousse blanche pe/tiller et fondre, et il se deman- dait : << Est-ce possible qu'on croie une chose pareille ? >> Les raisons qui feraient nai$tre ce doute odieux dans les esprits lui apparaissaient maintenant l'une apre\s l'autre, claires, e/videntes, exaspe/- rantes. Qu'un vieux garc#on sans he/ritiers laisse sa fortune aux deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais qu'il la donne tout entie\re a\ un seul de ces enfants, certes le monde s'e/tonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas pre/vu cela, comment son pe\re ne l'avait-il pas senti, com- ment sa me\re ne l'avait-elle pas devine/ ? Non, ils s'e/taient trouve/s trop heureux de cet argent inespe/re/ pour que cette ide/e les effleura$t. Et puis comment ces honne$tes gens auraient-ils soup- c#onne/ une pareille ignominie ? Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux qui les connaissaient n'allaient-ils pas re/pe/ter cette chose abominable, s'en amuser, s'en re/jouir, rire de son pe\r'e et me/priser sa me\re ? Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean e/tait blond et lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de de/marche, ni de tournure, ni d'intelligence, frapperait main- tenant tous les yeux et tous les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait : << Lequel, le vrai ou le faux ? >> Il se leva avec la re/solution de pre/venir son fre\re, de le mettre en garde contre cet affreux danger menac#ant l'honneur de leur me\re. Mais que ferait Jean ? Le plus simple, assure/ment, serait de refuser l'he/ritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et con- naissances informe/s de ce legs que le testament contenait des clauses et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un he/ritier, mais un de/positaire. Tout en rentrant a\ la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir son fre\re seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil sujet. De\s la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rose/milly et le capitaine Beausire, ramene/s par son pe\re et garde/s a\ diner afin de fe$ter la bonne nouvelle. On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre en appe/tit, et on s'e/tait mis d'abord en belle humeur. Le capitaine Beau- sire, un petit homme tout rond a\ force d'avoir roule/ sur la mer, et dont toutes les ide/es sem- blaient rondes aussi, comme les galets des rivages, et qui riait avec des r plein la gorge, jugeait la vie une chose excellente dont tout e/tait bon a\ prendre. Il trinquait avec le pe\re Roland, tandis que Jean pre/sentait aux dames deux nouveaux verres pleins. Mme Rose/milly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu son e/poux, s'e/cria : << Allons, allons, madame, bis repetita placent, comme nous disons en patois, ce qui signifie : << Deux vermouths ne font jamais mal. >> Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme c#a, chaque jour, avant di$ner, deux ou trois coups de roulis artificiel ! J'y ajoute un coup de tangage apre\s le cafe/, ce qui me fait grosse mer pour la soire/e. Je ne vais jamais jusqu'a\ la tempe$te par exemple, jamais, jamais, car je crains les avaries. >> Roland, dont le vieux long-courrier flattait la manie nautique, riait de tout son cceur, la face de/ja\ rouge et l'oeil trouble/ par l'absinthe. ll avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre ou\ semblait re/fugie/ le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours assis qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tasse/ toute leur matie\re au me$me endroit. Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un oeuf et dur comme une balle. Mme Roland n'avait point vide/ son premier verre, et, rose de bonheur, le regard brillant, elle contemplait son fils Jean. Chez lui maintenant la crise de joie e/clatait. C'e/tait unc affaire finie, une affaire signe/e, il avait vingt mille francs de rentes. Dans la fac#on dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont il regardait les gens, a\ ses manie\res plus nettes, a\ son assurance plus grande, on sen- tait l'aplomb que donne l'argent. Le di$ner fut annonce/, et comme le vieux Ro- land allait offrir son bras a\ Mme Rose/milly : << Non, non, pe\re, cria sa femme, aujourd'hui tout est pour Jean. >> Sur la table e/clatait un luxe inaccoutume/ : devant l'assiette de Jean, assis a\ la place de son pe\re, un e/norme bouquet rempli de faveurs de soie, un vrai bouquet de ce/re/monie, s'e/levait comme un do$me pavoise/, flanque/ de quatre com- potiers dont l'un contenait une pyramide de pe$ches magnifiques, le second un ga$teau monu- mental gorge/ de cre\me fouette/e et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathe/drale en bis- cuit, le troisie\me des tranches d'ananas noye/es dans un sirop clair, et le quatrie\me, luxe inoui%, du raisin noir, venu des pays chauds. << Bigre ! dit Pierre en s'asseyant, nous ce/le/- brons l'ave\nement de Jean le Riche. >> Apre\s le potage on offrit du made\re; et tout le monde de/ja\ parlait en me$me temps. Beausire racontait un di$ner qu'il avait fait a\ Saint-Do- mingue a\ la table d'un ge/ne/ral ne\gre. Le pe\re Roland l'e/coutait, tout en cherchant a\ glisser entre les phrases le re/cit d'un autre repas donne/ par un de ses amis. a\ Meudon, et dont chaque convive avait e/te/ quinze jours malade. Mme Ro- se/milly, Jean et sa me\re faisaient un projet d'excursion et de de/jeuner a\ Saint-Jouin, dont ils se promettaient de/ja\ un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas avoir di$ne/ seul , dans une gargote au bord de la mer, pour e/viter tout ce bruit, ces rires et cette joie qui l'e/nervaient. Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire a\ son fre\re ses craintes et pour le faire renoncer a\ cette fortune accepte/e de/ja\, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour lui, certes, mais il le fallait : il ne pouvait he/siter, la re/putation de leur me\re e/tant menace/e. L'apparition d'un bar e/norme rejeta Roland dans les re/cits de pe$che. Beausire en narra de surprenantes au Gabon, a\ Sainte-Marie de Mada- gascar et surtout sur les co$tes de la Chine et du Japon, ou\ les poissons ont des figures dro$les comme les habitants. Et il racontait les mines de ces poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs nageoires bizarres, pareilles a\ des e/ventails, leur queue coupe/e en croissant de lune, en mimant d'une fac#on si plaisante que tout le monde en riait aux larmes en l'e/coutant. Seul, Pierre paraissait incre/dule et murmurait : << On a bien raison de dire que les Normands sont les Gascons du Nord. >> Apre\s le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet ro$ti, une salade, des haricots verts et un pa$te/ d'alouettes de Pithiviers. La bonne de Mme Rose/milly aidait au service; et la gaiete/ allait croissant avec le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la premie\re bouteille de champagne, le pe\re Roland, tre\s excite/, imita avec sa bouche le bruit de cette de/tonation, puis de/clara : << J'aime mieux c#a qu'un coup de pistolet. >> Pierre, de plus en plus agace/, re/pondit en ricanant : << Cela est peut-e$tre, cependant, plus dange- reux pour toi. >> Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et demanda : << Pourquoi donc ? >> Depuis longtemps il se plaignait de sa sante/, de lourdeurs, de vertiges, de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit : << Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer a\ co$te/ de toi, tandis que le verre de vin te passe force/ment dans le ventre. ---- Et puis? ---- Et puis il te bru$le l'estomac, de/so$rganise le syste\me nerveux, alourdit la circulation et pre/pare l'apoplexie dont sont menace/s tous les hommes de ton tempe/rament. >> L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier pa- raissait dissipe/e comme une fume/e par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et fixes, cherchant a\ comprendre s'il ne se moquait pas. Mais Beausire s'e/cria : << Ah ! ces sacre/s me/decins. toujours les me$- mes : ne mangez pas, ne buvez pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout c#a fait du bobo a\ petite sante/. Eh bien, j'ai pratique/ tout c#a, moi, monsieur, dans toutes les parties du monde, partout ou\ j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je ne m'en porte pas plus mal. >> Pierre re/pondit avec aigreur : << D'abord, vous, capitaine, vous e$tes plus fort que mon pe\re; et puis tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour ou\... et ils ne revien- nent pas le lendemain dire au me/decin prudent : << Vous aviez raison, docteur. >> Quand je vois mon pe\re faire ce qu'il y a de plus mauvais et de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le pre/vienne. Je serais un mauvais fils si j'agissais autrement. >> Mme Roland de/sole/e intervint a\ son tour : << Voyons, Pierre. qu'est-ce que tu as ? Pour une fois, c#a ne lui fera pas de mal. Songe quelle fe$te pour lui, pour nous. Tu vas ga$ter tout son plaisir et nous chagriner tous. C'est vilain, ce que tu fais la\ ! >> Il murmura en haussant les e/paules : << Qu'il fasse ce qu'il voudra. Je l'ai pre/venu. >> Mais le pe\re Roland ne buvait pas. Il regar- dait son verre, son verre plein de vin lumineux et clair, dont l'a$me le/ge\re, l'a$me enivrante s'en- volait par petites bulles venues du fond et mon- tant, presse/es et rapides, s'e/vaporer a\ la surface; il le regardait avec une me/fiance de renard qui trouve une poule morte et flaire un pie\ge. Il demanda, en he/sitant : << Tu crois que c#a me ferait beaucoup de mal? >> Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa mauvaise humeur. << Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et n'en prends pas l'habi- tude. >> Alors le pe\re Roland leva son verre sans se de/cider encore a\ le porter a\ sa bouche. ll le contemplait douloureusement, avec envie et avec crainte; puis il le flaira, le gou$ta, le but par petits coups, en les savourant, le coeur plein d'an- goisse, de faiblesse et de gourmandise, puis de regrets, de\s qu'il eut absorbe/ la dernie\re goutte. Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rose/- milly; il e/tait fixe/ sur lui limpide et bleu. clair- voyant et dur. Et il sentit, il pe/ne/tra, il devina la pense/e nette qui animait ce regard, la pense/e irrite/e de cette petite femme a\ l'esprit simple et droit, car ce regard disait : << Tu es jaloux, toi. C'est honteux, cela. >> Il baissa la te$te en se remettant a\ manger. Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le harcelait, une envie de n'e$tre plus au milieu de ces gens, de ne plus les entendre causer, plaisanter et rire. Cependant le pe\re Roland, que les fume/es du vin recommenc#aient a\ troubler, oubliait de/ja\ les conseils de son fils et regardait d'un oeil oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore a\ co$te/ de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il pourrait s'en emparer sans e/veiller les remarques de Pierre. Une ruse lui vint, la plus simple de toutes : il prit la bouteille avec nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras a\ travers la table pour emplir d'abord le verre du docteur qui e/tait vide; puis il fit le tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit a\ parler tre\s haut, et s'il versa quelque chose dedans on eu$t jure/ certainement que c'e/tait par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit atten- tion. Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Ner- veux et agace/, il prenait a\ tout instant, et por- tait a\ ses le\vres d'un geste inconscient la longue flu$te de cristal ou\ l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant et transparent. Il le fai- sait alors couler tre\s lentement dans sa bouche pour sentir la petite piqu$re sucre/e du gaz e/vapore/ sur sa langue. Peu a\ peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui semblait en e$tre le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les membres, se re/pandait dans toute la chair, comme une onde tie\de et bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins impatient, moins me/content; et sa re/solution de parler a\ son fre\re ce soir-la\ me$me s'affaiblissait, non pas que la pense/e d'y renoncer l'eu$t effleure/, mais pour ne point troubler si vite le bien-e$tre qu'il sentait en lui. Beausire se leva afin de porter un toast. Ayant salue/ a\ la ronde il prononc#a : << Tre\s gracieuses dames, messeigneurs, nous sommes re/unis pour ce/le/brer un e/ve/nement heu- reux qui vient de frapper un de nos amis. On disait autrefois que la fortune e/tait aveugle, je crois qu'elle e/tait simplement myope ou mali- cieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la Perle. >> Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains; et Roland pe\re se leva pour re/pondre. Apre\s avoir tousse/, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu lourde, il be/gaya : << Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais votre conduite en cette circonstance. Je bois a\ vos de/sirs. >> Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne trouvant plus rien. Jean, qui riait, prit la parole a\ son tour : << C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis de/voue/s, les amis excellents (il regardait Mme Rose/milly) qui me donnent aujourd'hui cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par des paroles que je peux leur te/moigner ma reconnaissance. Je la leur prou- verai demain, a\ tous les instants de ma vie, toujours, car notre amitie/ n'est point de celles qui passent. >> Sa me\re, fort e/mue, murmura : << Tre\s bien, mon enfant. >> Mais Beausire s'e/criait : << Allons, madame Rose/milly, parlez au nom du beau sexe. >> Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuance/e de tristesse : << Moi, dit-elle, je bois a\ la me/moire be/nie de M. Mare/chal. >> Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement de/cent, comme apre\s une prie\re, ' et Beausire. qui avait le compliment coulant, fit cette remarque : << Il n'y a que les femmes pour trouver de ces de/licatesses. >> Puis se tournant vers Roland pe\re : << Au fond, qu'est-ce que c'e/tait que ce Mare/- chal ? Vous e/tiez donc bien intimes avec lui ? >> Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit a\ pleu- rer, et d'une voix bredouillante : << Un fre\re... vous savez... un de ceux qu'on ne retrouve plus... nous ne nous quittions pas... il dinait a\ la maison tous les soirs.. et il nous payait de petites fe$tes au the/a$tre... je ne vous dis que c#a... que c#a... que c#a... Un ami, un vrai... un vrai... n'est-ce pas, Louise ? >> Sa femme re/pondit simplement : << Oui, c'e/tait un fide\le ami. >> Pierre regardait son pe\re et sa me\re, mais comme on parla d'autre chose, il se remit a\ boire. De la fin de cette soire/e il n'eut gue\re de sou- venir. On avait pris le cafe/, absorbe/ des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se coucha, vers minuit, l'esprit confus et la te$te lourde. Et il dormit comme une brute jusqu'a\ neuf heures le lendemain. IV CE sommeil baigne/ de champagne et de char- treuse l'av'ait sans doute adouci et calme/, car il s'e/veilla en des dispositions d'a$me tre\s bienveil- lantes. Il appre/ciait, pesait et re/sumait, en s'habil- lant, ses e/motions de la veille, cherchant a\ en de/gager bien nettement et bien comple\tement les causes personnelles en me$me temps que les causes exte/rieures. ll se pouvait en effet que la fille de brasserie eu$t eu une mauvaise pense/e, une vraie pense/e de prostitue/e, en apprenant qu'un seul des fils Ro- land he/ritait d'un inconnu; mais ces cre/atures-la\ n'ont-elles pas toujours des soupc#ons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les honne$tes fem- mes ? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent, injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent irre/prochables ? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne inat- taquable, elles se fa$chent, comme si on les outra- geait, et s'e/crient : << Ah ! tu sais, je les connais tes femmes marie/es, c'est du propre ! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent parce qu'elles sont hypocrites. Ah ! oui, c'est du propre ! >> En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas me$me suppose/ possibles des insi- nuations de cette nature sur sa pauvre me\re, si bonne, si simple, si digne. Mais il avait l'a$me trouble/e par ce levain de jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcite/, a\ l'affu$t pour ainsi dire, et malgre/ lui, de tout ce qui pouvait nuire a\ son fre\re, avait me$me peut-e$tre pre$te/ a\ cette vendeuse de bocks des intentions odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagina- tion seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui e/chappait sans cesse a\ sa volonte/, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers infini des ide/es, et en rapportait parfois d'inavouables, de honteuses qu'elle cachait en lui, au fond de son a$me, dans les replis inson- dables, comme des choses vole/es; il se pouvait que cette imagination seule eu$t cre/e/, invente/ cet affreux doute. Son coeur, assure/ment, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur blesse/ n'avait-il pas trouve/ dans ce doute abominable un moyen de priver son fre\re de cet he/ritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-me$me, a\ pre/- sent, interrogeant, comme les de/vots leur conscience, tous les myste\res de sa pense/e. Certes, Mme Rose/milly, bien que son intelli- gence fu$t limite/e, avait le tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or, cette ide/e ne lui-e/tait pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicite/ parfaite, a\ la me/moire be/nie de feu Mare/chal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si le moindre soupc#on l'eu$t effleure/e. Maintenant il ne doutait plus, son me/contentement involontaire de la fortune tombe/e sur son fre\re et aussi, assure/ment, son amour religieux pour sa me\re avaient exalte/ ses scrupules, scrupules pieux et respectables mais exage/re/s. En formulant cette conclusion, il fut content, comme on l'est d'une bonne action accomplie, et il se re/solut a\ se montrer gentil pour tout le monde, en commenc#ant par son pe\re dont les manies, les affirmations niaises, les opinions vul- gaires et la me/diocrite/ trop visible l'irritaient sans cesse. Il ne rentra pas en retard a\ l'heure du de/jeu- ner et il amusa toute sa famille par son esprit et sa bonne humeur. Sa me\re lui disait, ravie : ' << Mon Pierrot, tu ue te doutes pas comme tu es dro$le et spirituel, quand tu veux bien. >> Et il parlait, trouvait des mots, faisait rire par des portraits inge/nieux de leurs amis. Beausire lui servit de cible, et un peu Mme Rose/milly, mais d'une fac#on discre\te, pas trop me/chante. Et il pensait, en regardant son fre\re : << Mais de/- fends-la donc, jobard; tu as beau e$tre riche, je t'e/clipserai toujours quand il me plaira. >> Au cafe/, il dit a\ son pe\re : << Est ce que tu te sers de la Perle aujour- d'hui ? ---- Non, mon garc#on. ---- Je peux la prendre avec Jean-Bart ? ---- Mais oui, tant que tu voudras. >> Il acheta un bon cigare, au premier de/bit de tabac rencontre/, et il descendit, d'un pied joyeux, vers le port. ll regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu le/ger, rafrai$chi, lave/ par la brise de la mer. Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeil- lait au fond de la barque qu'il devait tenir pre$te a\ sortir tous les jours a\ midi, quand on n'allait pas a\ la pe$che le matin. << A nous deux, patron ! >> cria Pierre. Il descendit l'e/chelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation. << Quel vent ? dit-il. ----- Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large. ---- Eh bien, mon pe\re, en route. >> Ils hisse\rent la misaine, leve\rent l'ancre, et le bateau, libre, se mit a\ glisser lentement vers la jete/e sur l'eau calme du port. Le faible souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si doucement qu'on ne sentait rien, et la Perle semblait anime/e d'une vie propre, de la vie des barques, pousse/e par une force myste/- rieuse cache/e en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare aux dents, les jambes allonge/es sur le banc, les yeux mi-ferme/s sous les rayons aveu- glants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses pie\ces de bois goudronne/ du brise- lames. Quand ils de/bouche\rent en pleine mer, en atteignant la pointe de la jete/e nord qui les abritait, la brise, plus frai$che, glissa sur le visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide, entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la Perle et la rendit plus alerte. Jean-Bart tout a\ coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent, semblait une aile, puis gagnant l'arrie\re en deux enjambe/es il de/noua le tapecul amarre/ contre son ma$t. Alors, sur le flanc de la barque couche/e brus- quement, et courant maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui bouillonne et qui fuit. L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde souleve/e, souple et blan- che d'e/cume, s'arrondissait et retombait, comme retombe, brune et lourde, la terre laboure/e des champs. A chaque vague rencontre/e ---- elles e/taient courtes et rapproche/es ----, une secousse secouait la Perle du bout du foc au gouvernail qui fre/mis- sait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbon- nier de Liverpool e/tait a\ l'ancre attendant la mare/e; ils alle\rent tourner par-derrie\re, puis ils visite\rent, l'un apre\s l'autre, les navires en rade, puis ils s'e/loigne\rent un peu plus pour voir se de/rouler la co$te. Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur l'eau fre/missante, gou- vernant, comme une be$te aile/e, rapide et docile, cette chose de bois et de toile qui allait et venait a\ son caprice, sous une pression de ses doigts. Il re$vassait, comme on re$vasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont d'un bateau, pensant a\ son avenir, qui serait beau, et a\ la douceur de vivre avec intelligence. De\s le lendemain il demande- rait a\ son fre\re de lui pre$ter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer tout de suite dans le joli appartement du boulevard Franc#ois-Ier Le matelot dit tout a\ coup : << V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut ren- trer. >> Il leva les yeux et aperc#ut vers le nord une ombre grise, profonde et le/ge\re, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un nuage tombe/ d'en haut. Il vira de bord, et vent arrie\re fit route vers la jete/e, suivi par la brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la Perle, l'enveloppant dans son imperceptible e/paisseur, un frisson de froid courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fume/e et de moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la bouche pour ne point gou$ter cette nue/e humide et glace/e. Quand la barque reprit dans le port sa place accoutume/e, la ville entie\re e/tait ensevelie de/ja\ sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouil- lait comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues a\ la fac#on d'un fleuve qui coule. Pierre, les pieds et les mains gele/s, rentra vite et se jeta sur son lit pour sommeiller jusqu'au di$ner. Lorsqu'il parut dans la salle a\ manger, sa me\re disait a\ Jean : << La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras. Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu donneras des fe$tes, c#a aura un coup d'oeil fe/eri- que. --- De quoi parlez-vous donc ? demanda le docteur. ---- D'un appartement de/licieux que je viens de louer pour ton fre\re. Une trouvaille, un entre- sol donnant sur deux rues. Il y a deux salons, une galerie vitre/e et une petite salle a\ manger en rotonde, tout a\ fait coquette pour un garc#on. >> Pierre pa$lit. Une cole\re lui serrait le coeur. << Ou\ est-ce situe/, cela? dit-il. ---- Boulevard Franc#ois-Ier. >> Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspe/re/ qu'il avait envie de crier : << C'est trop fort a\ la fin! Il n'y en a donc plus que pour lui ! >> Sa me\re, radieuse, parlait toujours : << Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de diminu- tion en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton fre\re sera parfaitement la\-dedans. Il suffit d'un inte/rieur e/le/gant pour faire la fortune d'un avocat. Cela attire le client, le se/duit, le retient, lui donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi loge/ fait payer cher ses paroles. > Elle se tut quelques secondes, et reprit : << Il faudrait trouver quelque chose d'appro- chant pour toi, bien plus modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de me$me. Je t'assure que cela te servirait beaucoup. >> Pierre re/pondit d'un ton de/daigneux : << Oh ! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai. >> Sa me\re insista : << Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout de me$me. >> Vers le milieu du repas il demanda tout a\ coup : << Comment l'aviez-vous connu, ce Mare/- chal ? >> Le pe\re Roland leva la te$te et chercha dans ses souvenirs : << Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah ! oui, j'y suis. C'est ta me\re qui a fait sa connaissance dans la boutique, n'est-ce pas, Louise ? Il e/tait venu commander quelque chose, et puis il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le connai$tre comme ami. >> Pierre, qui mangeait des flageolets et les pi- quait un a\ un avec une pointe de sa fourchette, comme s'il les eu$t embroche/s, reprit : << A quelle e/poque c#a s'est-il fait, cette con- naissance-la\ ? >> Roland chercha de nouveau, mais ne se sou- venant plus de rien, il fit appel a\ la me/moire de sa femme : << En quelle anne/e, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublie/, toi qui as un si bon souvenir ? Voyons, c'e/tait en... en... en cinquante-cinq ou cinquante-six ?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi? >> Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix su$re et tranquille : << C'e/tait en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'anne/e ou\ l'enfant eut la fie\vre scarlatine, et Mare/chal, que nous con- naissions encore tre\s peu, nous a e/te/ d'un grand secours. >> Roland s'e/cria : '< C'est vrai, c'est vrai, il a e/te/ admirable, me$me ! Comme ta me\re n'en pouvait plus de fatigue et que moi j'e/tais occupe' a\ la boutique, il allait chez le pharmacien chercher tes me/dica- ments. Vraiment, c'e/tait un brave cceur. Et quand tu as e/te/ gue/ri, tu ne te figures pas comme il fut content et comme il t'embrassait. C'est a\ partir de ce moment-la\ que nous sommes devenus de grands amis. >> Et cette pense/e brusque, violente, entra dans l'a$me de Pierre comme une balle qui troue et de/chire : << Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut si de/voue/ pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il laisse/ toute sa fortune a\ mon fre\re et rien a\ moi? >> Il ne posa plus de questions et demeura som- bre, absorbe/ pluto$t que songeur, gardant en lui une inquie/tude nouvelle, encore inde/cise, le germe secret d'un nouveau mal. Il sortit de bonne heure et se remit a\ ro$der par les rues. Elles e/taient ensevelies sous le brouil- lard qui rendait pesante, opaque et nause/abonde la nuit. On eu$t dit une fume/e pestilentielle abattue sur la terre. On la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait e/teindre par mo- ments. Les pave/s des rues devenaient glissants comme par les soirs de verglas, et toutes les mau- vaises odeurs semblaient sortir du ventre des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des e/gouts, des cuisines pauvres, pour se me$ler a\ l'af- freuse senteur de cette brume errante. Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko. Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien fide\le, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la groseillette. << Eh bien, demanda le docteur, ou\ en e$tes- vous avec votre liqueur ? >> Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafe/s de la ville consentaient a\ la lancer dans la circulation, et comment le Phare de la co$te et le Se/maphore havrais lui feraient de la re/clame en e/change de quelques produits phar- maceutiques mis a\ la disposition des re/dacteurs. Apre\s un long silence, Marowsko demanda si Jean, de/cide/ment, e/tait en possession de sa for- tune; puis il fit encore deux ou trois questions vagues sur le me$me sujet. Son de/vouement om- brageux pour Pierre se re/voltait de cette pre/fe/- rence. Et Pierre croyait l'entendre penser, devi- nait. comprenait, lisait dans ses yeux de/tourne/s, dans le ton he/sitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux le\vres et qu'il ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si cau- teleux. Maintenant il ne doutait plus, le vieux pen- sait : << Vous n'auriez pas du$ lui laisser accepter cet he/ritage qui fera mal parler de votre me\re. >> Peut-e$tre rne$me croyait-il que Jean e/tait le fils de Mare/chal. Certes il le croyait ! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait parai$tre vraisemblable, probable, e/vidente ? Mais lui- me$me, lui Pierre, le fils, depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes les subtilite/s de son cceur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas contre ce soupc#on terrible ? Et de nouveau, tout a\ coup, le besoin d'e$tre seul pour songer, pour discuter cela avec lui- me$me. pour envisager hardiment, sans scrupules, sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si dominateur qu'il se leva sans me$me boire son verre de groseillette, serra la main du pharmacien stupe/fait et se replongea dans le brouillard de la rue. Il se disait : << Pourquoi ce Mare/chal a-t-il laisse/ toute sa fortune a\ Jean ? >> Ce n'e/tait plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce n'e/tait plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cache/e en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une chose e/pouvantable, la terreur de croire lui-me$me que Jean, que son fre\re e/tait le fils de cet homme ! Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait me$me se poser cette question criminelle ! Cependant il fallait que ce soupc#on si le/ger, si invraisembla- ble, fu$t rejete/ de lui, comple\tement, pour tou- jours. Il lui fallait la lumie\re, la certitude, il fallait dans son cceur la se/curite/ comple\te, car il n'aimait que sa me\re au monde. Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs, dans sa raison, l'enque$te minutieuse d'ou\ re/sulterait l'e/clatante ve/rite/. Apre\s cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais. Il irait dormir. Il songeait : << Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me rappellerai tout ce que je sais de lui, de son allure avec mon fre\re et avec moi, je chercherai toutes les causes quiont pu motiver cette pre/fe/rence... Il a vu nai$tre Jean ? ---- oui, mais il me connaissait auparavant. ----- S'il avait aime/ ma me\re d'un amour muet et re/serve/, c'est moi qu'il aurait pre/fe/re/ puisque c'est gra$ce a\ moi, gra$ce a\ ma fie\vre scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc, logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus vive, a\ moins qu'il n'eu$t e/prouve/ pour mon fre\re, en le voyant grandir, une attraction, une pre/dilection instinctives. >> Alors il chercha dans sa me/moire, avec une tension de/sespe/re/e de toute sa pense/e, de toute sa puissance intellectuelle, a\ reconstituer, a\ re- voir, a\ reconnaitre, a\ pe/ne/trer l'homme, cet homme qui avait passe/ devant lui, indiffe/rent a\ son cceur, pendant toutes ses anne/es de Paris. Mais il sentit que la marche, le le/ger mouve- ment de ses pas, troublait un peu ses ide/es, de/rangeait leur fixite/, affaiblissait leur porte/e, Pour jeter sur le passe/ et les e/ve/nements incon- nus ce regard aigu, a\ qui rien ne devait e/chapper, il fallait qu'il fu$t immobile, dans un lieu vaste et vide. Et il se de/cida a\ aller s'asseoir sur la jete/e, comme l'autre nuit. En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus longue et plus puissante. C'e/tait le cri d'une sire\ne. le cri des navires perdus dans la brume. Un frisson remua sa chair, crispa son cceur, tant il avait retenti dans son a$me et dans ses nerfs, ce cri de de/tresse, qu'il croyait avoir jete/ lui-me$me. Une autre voix semblable ge/mit a\ son tour, un peu plus loin; puis, tout pre\s, la sire\ne du port leur re/pondant, poussa une clameur de/chirante. Pierre gagna la jete/e a\ grands pas, ne pensant plus a\ rien, satisfait d'entrer dans ces te/ne\bres lugubres et mugissantes. Lorsqu'il se fut assis a\ l'extre/mite/ du mo$le, il ferma les yeux pour ne point voir les foyers e/lectriques, voile/s de brouillard, qui rendent le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jete/e sud, qu'on distinguait a\ peine cepen- dant. Puis se tournant a\ moitie/, il posa ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains. Sa pense/e, sans qu'il prononc#a$t ce mot avec ses le\vres, re/pe/tait comme pour l'appeler, pour e/voquer et provoquer son ombre : << Mare/chal... Mare/chal. >> Et dans le noir de ses paupie\res baisse/es, il le vit tout a\ coup tel qu'il l'avait connu. C'e/tait un homme de soixante ans, por- tant en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils e/pais, tout blancs aussi. Il n'e/tait ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave e$tre, simple et tendre. Il appelait Pierre et Jean << mes chers enfants >>, n'avait jamais paru pre/fe/rer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble a\ di$ner. Et Pierre, avec une te/nacite/ de chien qui suit une piste e/vapore/e, se mit a\ rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu a\ peu, tout entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait a\ sa table, son fre\re et lui. Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis bien longtemps sans doute, l'habitude de dire << Monsieur Pierre >> et << Monsieur Jean >>. Mare/chal tendait ses deux mains aux jeunes gens. la droite a\ l'un, la gauche a\ l'autre, au hasard de leur entre/e. << Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos parents? Quant a\ moi, ils ne m'e/crivent jamais. >> On causait, doucement et familie\rement, de choses ordinaires. Rien de hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'ame/nite/, de charme et de gra$ce. C'e/tait certainement pour eux un bon ami, un de ces bons amis auxquels on ne songe gue\re parce qu'on les sent tre\s su$rs. Maintenant les souvenirs affluaient dans l'es- prit de Pierre. Le voyant soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvrete/ d'e/tudiant, Mare/chal lui avait offert et pre$te/ spontane/ment de l'argent, quelques centaines de francs peut-e$tre, oublie/es par l'un et par l'autre et jamais rendues. Donc cet homme l'aimait toujours, s'inte/ressait tou- jours a\ lui, puisqu'il s'inquie/tait de ses besoins. Alors... alors pourquoi laisser toute sa fortune a\ Jean ? Non. il n'avait jamais e/te/ visiblement plus affectueux pour le cadet que pour l'aine/, plus pre/occupe/ de l'un que de l'autre, moins tendre en apparence avec celui-ci qu'avec celui-la\. Alors... alors... il avait donc eu une raison puis- sante et secre\te de tout donner a\ Jean ----- tout ----- et rien a\ Pierre Plus il y songeait, plus il revivait le passe/ des dernie\res anne/es, plus le docteur jugeait invrai- semblable, incroyable cette diffe/rence e/tablie entre eux. Et une souffrance aigue%, une inexprimable angoisse entre/e dans sa potrine, faisait aller son coeur comme une loque agite/e. Les ressorts en paraissaient brise/s, et le sang y passait a\ flots, librement, en le secouant d'un ballottement tumultueux. Alors, a\ mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura : << Il faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir. >> Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens ou\ ses parents habitaient Paris. Mais les visages lui e/chappaient, ce qui brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout a\ retrouver Mare/chal avec des cheveux blonds, cha$tains ou noirs ? Il ne le pouvait pas, la der- nie\re figure de cet hcrume, sa figure de vieillard. ayant efface/ les autres. Il se rappelait pourtant qu'il e/tait plus mince, qu'il avait la main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, tre\s souvent, car son pe\re re/pe/tait sans cesse : << Encore des bouquets ! mais c'est de la folie, mon cher, vous vous ruinerez en roses. >> Mare/chal re/pondait : << Laissez donc, cela me fait plaisir. >> Et soudain l'intonation de sa me\re, de sa me\re qui souriait et disait : << Merci, mon ami >>, lui tmversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. Elle les avait donc prononce/s bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils se fussent grave/s ainsi dans la me/moire de son fils ! Donc Mare/chal apportait des fleurs, lui, l'hom- me riche, le monsieur, le client, a\ cette petite boutiquie\re, a\ la femme de ce bijoutier modeste. L'avait-il aime/e ? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il n'avait pas aime/ la femme ? C'e/tait un homme instruit, d'esprit assez fin. Que de fois il avait parle/ poe\tes et poe/sie avec Pierre ! Il n'appre/ciait point les e/crivains en artiste, mais en bourgeois qui vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements, qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme sentimental n'avait jamais pu, jamais, e$tre l'ami de son pe\re, de son pe\re si positif, si terre a\ terre, si lourd, pour qui le mot << poe/sie >> signifiait sottise. Donc, ce Mare/chal, jeune, libre, riche, pre$t a\ toutes les tendresses, e/tait entre/, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarque/ peut-e$tre la jolie marchande. Il avait achete/, e/tait revenu, avait cause/, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions fre/- quentes le droit de s'asseoir dans cette maison. de sourire a\ la jeune femme et de serrer la main du mari. Et puis apre\s... apre\s... oh ! mon Dieu... apre\s ?... Il avait aime/ et caresse/ le premier enfant. l'enfant du bijoutier, jusqu'a\ la naissance de l'autre, puis il e/tait demeure/ impe/ne/trable jus- qu'a\ la mort. puis, son tombeau ferme/, sa chair de/compose/e, son nom efface/ des noms vivants, tout son e$tre disparu pour toujours, n'ayant plus rien a\ me/nager, a\ redouter et a\ cacher, il avait donne/ toute sa fortune au deuxie\me enfant !... Pourquoi ?... Cet homme e/tait intelligent... il avait du$ comprendre et pre/voir qu'il pouvait, qu'il allait presque infailliblement laisser sup- poser que cet enfant e/tait a\ lui. ----- Donc il de/shonorait une femme ? Comment aurait-il fait cela si Jean n'e/tait point son fils ? Et soudain un souvenir pre/cis, terrible, tra- versa l'a$me de Pierre. Mare/chal avait e/te/ blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant un petit portrait miniature vu autrefois, a\ Paris, sur la chemine/e de leur salon, et disparu a\ pre/- sent. Ou\ e/tait-il ? Perdu, ou cache/ ! Oh ! s'il pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa me\re l'avait garde/ peut-e$tre dans le tiroir inconnu ou\ l'on serre les reliques d'amour. Sa de/tresse, a\ cette pense/e, devint si de/chirante qu'il poussa un ge/missement, une de ces courtes plaintes arrache/es a\ la gorge par les douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eu$t en- tendu, comme si elle l'eu$t compris et lui eu$t re/pondu, la sire\ne de la jete/e hurla tout pre\s de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le tonnerre, rugissement sau- vage et formidable fait pour dominerles voix du vent et des vagues, se re/pandit dans les te/ne\- bres sur la mer invisible ensevelie sous les brouillards. Alors, a\ travers la brume, proches ou loin- tains, des cris pareils s'e/leve\rent de nouveau dans la nuit. Ils e/taient effrayants, ces appels pousse/s par les grands paquebots aveugles. Puis tout se tut encore. Pierre avait ouvert les yeux et regardait, sur- pris d'e$tre la\, re/veille/ de son cauchemar. << Je suis fou, pensa-t-il, je soupc#onne ma me\re. >> Et un flot d'amour et d'attendrissement, de repentir, de prie\re et de de/solation noya son cceur. Sa me\re ! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il pu la suspecter ? Est-ce que l'a$me, est-ce que la vie de cette femme simple, chaste et loyale, n'e/taient pas plus claires que l'eau ? Quand on l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupc#onnable ? Et c'e/tait lui, le fils, qui avait doute/ d'elle ! Oh ! s'il avait pu la prendre en ses bras a\ ce moment, comme il l'eu$t embrasse/e, caresse/e, comme il se fu$t agenouille/ pour demander gra$ce l Elle aurait trompe/ son pe\re, elle ?... Son pe\re ! Certes, c'e/tait un brave homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, doue/e d'une a$me de/licate, affec- tueuse, attendrie, avait-elle accepte/ comme fiance/ et comme mari un homme si diffe/rent d'elle ? Pourquoi chercher ? Elle avait e/pouse/ comme les fillettes e/pousent le garc#on dote/ que pre/- sentent les parents. Ils s'e/taient installe/s aussito$t dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, re/gnant au comptoir, anime/e par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et sacre/ de l'inte/re$t commun qui remplace l'amour et me$me l'affection dans la plupart des me/nages commerc#ants de Paris, s'e/tait mise a\ travailler avec toute son intelligence active et fine a\ la fortune espe/re/e de leur maison. Et sa vie s'e/tait e/coule/e ainsi, uniforme, tranquille, honne$te, sans tendresse ! ... Sans tendresse ?... Etait-il possible qu'une femme n'aima$t point ? Une femme jeune, jolie vivant a\ Paris, lisant des livres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la sce\ne. pouvait-elle aller de l'adolescence a\ la vieillesse sans qu'une fois seulement, son cceur fu$t touche/ ? D'une autre il ne le croirait pas, ---- pourquoi le croiraitil de sa me\re ? Certes, elle avait pu aimer, comme une autre ! car pourquoi serait-elle diffe/rente d'une autre, bien qu'elle fu$t sa me\re ? Elle avait e/te/ jeune, avec toutes les de/fail- lances poe/tiques qui troublent le cceur des jeunes e$tres. Enferme/e, emprisonne/e dans la boutique a\ co$te/ d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle avait re$ve/ de clairs de lune, de voyages, de baisers donne/s dans l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, e/tait entre/ comme entrent les amoureux dans les livres, et il avait parle/ comme eux. Elle l'avait aime/. Pourquoi pas ? C'e/tait sa me\re ! Eh bien, fallait-il e$tre aveugle et stupide au point de rejeter l'e/vidence parce qu'il s'agis- sait de sa me\re ? S'e/tait-elle donne/e ?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu d'autre amie; mais oui, puisqu'il e/tait reste/ fide\le a\ la femme e/loigne/e et vieillie, ----- mais oui, puisqu'il avait laisse/ toute sa fortune a\ son fils, a\ leur fils !.... Et Pierre se leva, fre/missant d'une telle fureur qu'il eu$t voulu tuer quelqu'un ! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer, d'e/trangler ! Qui ? tout le monde, son pe\re, son fre\re, le mort, sa me\re ! Il s'e/lanc#a pour rentrer. Qu'allait-il faire ? Comme il passait devant une tourelle aupre\s du ma$t des signaux, le cri strident de la sire\ne lui partit dans la figure. Sa surprise fut si vio- lente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au para- pet de granit. ll s'assit, n'ayant plus de force, brise/ par cette commotion. Le vapeur qui re/pondit le premier semblait tout proche et se pre/sentait a\ l'entre/e, la mare/e e/tant haute. Pierre se retourna et aperc#ut son ceil rouge, terni de brume. Puis, sous la clarte/ diffuse des feux e/lectriques du port, une grande ombre noire se dessina entre les deux jete/es. Derrie\re lui, la voix du veilleur, voix enroue/e de vieux capitaine en retraite, criait : << Le nom du navire? >> Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enroue/e aussi, re/pondit : << Santa-Lucia. ---- Le pays? ---- Italie. ---- Le port ? ---- Naples. >> Et Pierre devant ses yeux trouble/s crut aper- cevoir le panache de feu du Ve/suve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castel- lamare ! Que de fois il avait re$ve/ de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages ! Oh ! s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe ou\, et ne jamais revenir, ne jamais e/crire, ne jamais laisser savoir ce qu'il e/tait devenu ! Mais non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher dans son lit. Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des sire\nes lui plaisait. Il se releva et se mit a\ marcher comme un officier qui fait le quart sur un pont. Un autre navire s'approchait derrie\re le pre- mier, e/norme et myste/rieux. C'e/tait un anglais qui revenait des Indes. Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un apre\s l'autre de l'ombre impe/ne/trable. Puis, comme l'humidite/ du brouillard devenait intole/- rable, Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra dans un cafe/ de mate- lots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie poivre/e et chaude lui eut brule/ le palais et la gorge, il sentit en lui renai$tre un espoir. ll s'e/tait trompe/, peut-e$tre ? Il la connaissait si bien, sa de/raison vagabonde ! Il s'e/tait trompe/ sans doute ? Il avait accumule/ les preuves ainsi qu'on dresse un re/quisitoire contre un innocent toujours facile a\ condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il pense- rait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, a\ force de volonte/, il finit par s'assoupir. MAIS le corps du docteur s'engourdit a\ peine une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil trouble/. Quand il se re/veilla, dans l'obscurite/ de sa chambre chaude et ferme/e, il ressentit, avant me$me que la pense/e se fu$t rallume/e en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de l'a$me que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble que le malheur, dont le choc nous a seulement heurte/ la veille, se soit glisse/, durant notre repos, dans notre chair elle-me$me, qu'il meurtrit et fatigue comme une fie\vre. Brusque- ment le souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit. Alors il recommenc#a lentement, un a\ un tous les raisonnements qui avaient torture/ son cceur sur la jete/e pendant que criaient les sire\nes. Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traine/ par sa logique, comme par une main qui attire et e/trangle vers l'intole/rable certitude. Il avait soif, il avait chaud, son cceur battait. Il se leva pour ouvrir sa fene$tre et respirer, et, quand il fut debout. un bruit le/ger lui parvint a\ travers le mur. Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui ! Il n'avait rien pressenti, rien devine/ ! Un homme qui avait connu leur me\re lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste et naturel. Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son fre\re haletait de souffrance et de de/tresse. Et une cole\re se levait en lui contre ce ronfleur insouciant et content. La veille il eu$t frappe/ contre sa porte, serait entre/, et, assis pre\s du lit, lui aurait dit dans l'effarement de son re/veil subit : << Jean, tu ne dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre me\re et la de/shonorer. >> Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne pouvait pas dire a\ Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur pe\re. Il fallait a\ pre/sent gar- der, enterrer en lui cette honte de/couverte par lui, cacher a\ tous la tache aperc#ue, et que per- sonne ne devait de/couvrir, pas me$me son fre\re, surtout son fre\re. Il ne songeait plus gue\re maintenant au vain respect de l'opinion publique. Il aurait voulu que tout le monde accusa$t sa me\re pourvu qu'il la su$t innocente, lui, lui seul ! Comment pour- rait-il supporter de vivre pre\s d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait enfante/ son fre\re de la caresse d'un e/tranger ? Comme elle e/tait calme et sereine pourtant, comme elle paraissait su$re d'elle ! Etait-il pos- sible qu'une femme comme elle, d'une a$me pure et d'un coeur droit, pu$t tomber, entrai$ne/e par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparu$t de ses remords, des souvenirs de sa conscience trou- ble/e ? Ah ! les remords ! les remords ! ils avaient du$, jadis, dans les premiers temps, la torturer, puis ils s'e/taient efface/s, comme tout s'efface. Certes, elle avait pleure/ sa faute, et, peu a\ peu, l'avait presque oublie/e. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculte/ d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnai$tre a\ peine, apre\s quelques anne/es passe/es, l'homme a\ qui elles ont donne/ leur bouche et tout leur corps a\ baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsi qu'a- vant. Se souvient-on d'un nuage ? Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre. Cette maison, la maison de son pe\re l'e/crasait. Il sentait peser le toit sur sa te$te et les murs l'e/touffer. Et comme il avait tre\s soif, il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre d'eau frai$che au filtre de la cuisine. Il descendit les deux e/tages, puis, comme il remontait avec la carafe pleine, il s'assit en che- mise sur une marche de l'escalier ou\ circulait un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorge/es, comme un coureur essouffle/. Quand il eut cesse/ de remuer, le silence de cette demeure l'e/mut; puis, un a\ un, il en distingua les moin- dres bruits. Ce fut d'abord l'horloge de la salle a\ manger dont le battement lui paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nou- veau un ronflement, un ronflement de vieux, court, pe/nible et dur, celui de son pe\re sans aucun doute; et il fut crispe/ par cette ide/e, comme si elle venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient dans ce me$me logis, le pe\re et le fils, n'e/taient rien l'un a\ l'autre ! Aucun lien, me$me le plus le/ger, ne les unissait, et ils ne le savaient pas ! Ils se par- laient avec tendresse, ils s'embrassaient, se re/jouissaient et s'attendrissaient ensemble des me$mes choses, comme si le me$me sang eu$t coule/ dans leurs veines. Et deux personnes ne/es aux deux extre/mite/s du monde ne pouvaient pas e$tre plus e/trange\res l'une a\ l'autre que ce pe\re et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un mensonge avait grandi entre eux. C'e/tait un men- songe qui faisait cet amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible a\ de/voiler et que personne ne connai$trait jamais que lui, le vrai fils. Pourtant, pourtant, s'il se trompait ? Comment le savoir ? Ah ! si une ressemblance, me$me le/ge\re, pouvait exister entre son pe\re et Jean, une de ces ressemblances myste/rieuses qui vont de l'aieul aux arrie\re-petits-fils, montrant que toute une race descend directement du me$me baiser. Il aurait fallu si peu de chose, a\ lui me/decin, pour reconnai$tre cela, la forme de la ma$choire, la courbure du nez, l'e/cartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, un geste, une habitude, une manie\re d'e$tre, un gou$t transmis, un signe quelconque bien caracte/ris- tique pour un oeil exerce/. Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal regarde/, mal observe/, n'ayant aucune raison pour de/couvrir ces imperceptibles indications. Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit a\ monter l'escalier, a\ pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son fre\re, il s'arre$ta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un de/sir impe/rieux venait de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaise/e, que les traits de/tendus se repo- sent, que toute la grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physiono- mie; et si quelque ressemblance existait, appre/- ciable, elle ne lui e/chapperait pas. Mais si Jean s'e/veillait, que dirait-il ? Com- ment expliquer cette visite ? Il demeurait debout, les doigts crispe/s sur la serrure et cherchant une raison, un pre/texte. Il se rappela tout a\ coup que, huit jours plus to$t, il avait pre$te/ a\ son fre\re une fiole de lau- danum pour calmer une rage de dents. Il pouvait lui-me$me souffrir, cette nuit-la\, et venir re/clamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur. Jean, la bouche entrouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa barbe et ses che- veux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc. Il ne s'e/veilla point, mais il cessa de ron- fler. Pierre, penche/ vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce jeune homme-la\ ne ressem- blait pas a\ Roland; et, pour la seconde fois, s'e/veilla dans son esprit le souvenir du petit por- trait disparu de Mare/chal. ll fallait qu'il le trou- va$t ! En le voyant, peut-e$tre. il ne douterait plus. Son fre\re remua, ge$ne/ sans doute par sa pre/- sence, ou par la lueur de sa bougie pe/ne/trant ses paupie\res. Alors le docteur recula, sur la pointe des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna dans sa chambre, mais il ne se coucha pas. Le jour fut lent a\ venir. Les heures sonnaient, l'une apre\s l'autre, a\ la pendule de la salle a\ manger, dont le timbre avait un son profond et grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eu$t avale/ une cloche de cathe/drale. Elles mon- taient, dans l'escalier vide, traversaient les murs et les portes, allaient mourir au fond des cham- bres dans l'oreille inerte des dormeurs. Pierre s'e/tait mis a\ marcher de long en large, de son lit a\ sa fene$tre. Qu'allait-il faire ? Il se sentait trop bouleverse/ pour passer ce jour-la\ dans sa famille. ll voulait encore rester seul, au moins jusqu'au lendemain, pour re/fle/chir, se calmer, se fortifier pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre. Eh bien, il irait a\ Trouville, voir grouiller la foule sur la plage. Cela le distrairait, changerait l'air de sa pense/e, lui donnerait le temps de se pre/parer a\ l'horrible chose qu'il avait de/couverte. De\s que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard s'e/tait dissipe/, il faisait beau, tre\s beau. Comme le bateau de Trouville ne quittait le port qu'a\ neuf heures, le docteur songea qu'il lui faudrait embrasser sa me\re avant de partir. Il attendit le moment ou\ elle se levait tous les jours, puis il descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arre$ta pour respirer. Sa main, pose/e sur la serrure, e/tait molle et vibrante, presque incapable du le/ger effort de tourner le bouton pour entrer. Il frappa. La voix de sa me\re demanda : << Qui est=ce ? ----- Moi, Pierre. ----- Qu'est-ce que tu veux ? ---- Te dire bonjour Parce que je vais passer la journe/e a\ Trouville avec des amis. ----- C'est que je suis encore au lit. ----- Bon, alors ne te de/range pas. Je t'embras- serai en rentrant, ce soir. >> Il espe/ra qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance. Mais elle re/pondit : << Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouche/e. >> Il entendit ses pieds nus sur le parquet, puis le bruit du verrou glissant. Elle cria : << Entre. >> Il entra. Elle e/tait assise dans son lit tandis qu'a\ son co$te/, Roland, un foulard sur la te$te et tourne/ vers le mur, s'obstinait a\ dormir. Rien ne l'e/veillait tant qu'on ne l'avait pas secoue/ a\ lui arracher le bras. Les jours de pe$che, c'e/tait la bonne, sonne/e a\ l'heure convenue par le mate- lot Papagris, qui venait tirer son maitre de cet invincible repos. Pierre, en allant vers elle, regardait sa me\re; et il lui sembla tout a\ coup qu'il ne l'avait jamais vue. Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une chaise basse. << C'est hier soir que tu as de/cide/ cette partie ? dit elle. ---- Oui, hier soir. ---- Tu reviens pour di$ner ? ----- Je ne sais pas encore. En tout cas ne m'at- tendez point. >> Il l'examinait avec une curiosite/ stupe/faite. C'e/tait sa me\re, cette femme ! Toute cette figure, vue de\s l'enfance, de\s que son oeil avait pu dis- tinguer, ce sourire, cette voix si connue, si fami- lie\re, lui paraissaie/nt brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient e/te/ jusque-la\ pour lui. Il comprenait a\ pre/sent que, l'aimant, il ne l'avait jamais regarde/e. C'e/tait bien elle pourtant, et il n'ignorait rien des plus petits de/tails de son visage; mais ces petits de/tails il les apercevait nettement pour la premie\re fois. Son attention anxieuse, fouillant cette te$te che/rie, la lui re/ve/- lait diffe/rente, avec une physionomie qu'il n'avait jamais de/couverte. Il se leva pour partir, puis, ce/dant soudain a\ l'invincible envie de savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille : << Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, a\ Paris, un petit portrait de Mare/chal dans notre salon. >> Elle he/sita une seconde ou deux, ou du moins il se figura qu'elle he/sitait, puis elle dit : << Mais oui. ----- Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? >> Elle aurait pu encore re/pondre plus vite : << Ce portrait... attends... je ne sais pas trop... Peut-e$tre que je l'ai dans mon secre/taire. ----- Tu serais bien aimable de le retrouver. ---- Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu ? ----- Oh ! ce n'est pas pour moi. J'ai songe/ qu'il serait tout naturel de le donner a\ Jean, et que cela ferait plaisir a\ mon fre\re. ----- Oui, tu as raison, c'est une bonne pense/e. Je vais le chercher de\s que je serai leve/e. >> Et il sortit. C'e/tait un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue semblaient gais, les commer- c#ants allant a\ leurs affaires, les employe/s allant a\ leur bureau, les jeunes filles allant a\ leur ma- gasin. Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarte/. Sur le bateau de Trouville les passagers mon- taient de/ja\. Pierre s'assit, tout a\ l'arrie\re, sur un banc de bois. Il se demandait : << A-t-elle e/te/ inquie/te/e par ma question sur le portrait, ou seulement surprise ? L'a-t-elle e/gare/ ou cache/ ? Sait-elle ou\ il est, ou bien ne sait-elle pas ? Si elle l'a cache/, pourquoi ? >> Et son esprit suivant toujours la me$me marche, de de/duction en de/duction, conclut ceci : Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, e/tait reste/ dans le salon bien en vue, jusqu'au jour ou\ la femme, ou\ la me\re s'e/tait aperc#ue, la premie\re, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait a\ son fils. Sans doute, depuis long- temps, elle e/piait cette ressemblance; puis, l'ayant de/couverte, l'ayant vu nai$tre et com- prenant que chacun pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enleve/, un soir, la petite peinture redoutable et l'avait cache/e, n'osant pas la de/truire. Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait disparu longtemps, longtemps avant leur de/part de Paris ! Elle avait disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant a\ pousser, l'avait rendu tout a\ coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans le cadre. Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pense/e et la dispersa ! Alors, s'e/tant leve/, il regarda la mer. Le petit paquebot sortit des jete/es, tourna a\ gauche et soufflant, haletant, fre/missant, s'en alla vers la co$te lointaine qu'on apercevait dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd bateau de pe$che immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras de mer se/parant deux terres voisines. En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'e/tait le moment du bain. Pierre se rendit sur la plage. De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs e/clatantes. Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jete/e jusqu'aux Roches Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes devant les cabines, par lignes le long du flot ou disperse/es c#a\ et la\, res- semblaient vraiment a\ des bouquets e/normes dans une prairie de/mesure/e. Et le bruit confus, proche et lointain des voix e/grene/es dans l'air le/ger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, me$le/e a\ la brise insensible et qu'on aspirait avec elle. Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus se/pare/ d'eux, plus isole/, plus noye/ dans sa pense/e torturante, que si on l'avait jete/ a\ la mer du pont d'un navire, a\ cent lieues au large. Il les fro$lait, entendait, sans e/couter, quel- ques phrases; et il voyait, sans regarder, les hommes parler aux femmes et les femmes sou- rire aux hommes. - Mais tout a\ coup, comme s'il s'e/veillait, il les aperc#ut distinctement; et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et contents. Il allait maintenant fro$lant les groupes, tour- nant autour; saisi par des pense/es nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le sable comme un bouquet, ces e/toffes jolies, ces ombrelles voyantes, la gra$ce factice des tailles emprisonne/es, toutes ces inventions inge/- nieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau extravagant, la se/duction du geste, de la voix et du sourire, la coquetterie enfin e/tale/e sur cette plage lui apparaissaient soudain comme une immense floraison de la perversite/ fe/minine. Toutes ces femmes pare/es voulaient plaire, se/duire, et tenter quelqu'un. Elles s'e/taient faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepte/ pour l'e/poux qu'elles n'avaient plus besoin de conque/rir. Elles s'e/taient faites belles pour l'amant d'aujour- d'hui et l'amant de demain, pour l'inconnu rencontre/, remarque/, attendu peut-e$tre. Et ces hommes, assis pre\s d'elles, les yeux dans les yeux, parlant la bouche pre\s de la bouche, les appelaient et les de/siraient, les chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il sembla$t si proche et si facile. Cette vaste plage n'e/tait donc qu'une halle d'amour ou\ les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci mar- chandaient leurs caresses et celles-la\ se pro- mettaient seulement. Toutes ces femmes ne pensaient qu'a\ la me$me chose, offrir et faire de/sirer leur chair de/ja\ donne/e, de/ja\ vendue, de/ja\ promise a\ d'autres hommes. Et il songea que sur la terre entie\re c'e/tait toujours la me$me chose. Sa me\re avait fait comme les autres, voila\ tout ! Comme les autres ? ----- non ! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup ! Celles qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses d'amour, appartenaient en som- me a\ la galanterie e/le/gante et mondaine ou me$me a\ la galanterie tarife/e, car on ne ren- contrait pas sur les plages pie/tine/es par la le/gion des de/soeuvre/es, le peuple des honne$tes femmes enferme/es dans la maison close. La mer montait, chassant peu a\ peu vers la ville les premie\res lignes des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en emportant leurs sie\ges, devant le flot jaune qui s'en venait frange/ d'une petite dentelle d'e/cume. Les cabines roulantes, attele/es d'un cheval, re- montaient aussi; et sur les planches de la pro- menade, qui borde la plage d'un bout a\ l'autre, c'e/tait maintenant une coule/e continue, e/paisse et lente, de foule e/le/gante, formant deux cou- rants contraires qui se coudoyaient et se me$laient. Pierre, nerveux, exaspe/re/ par ce fro$lement, s'en- fuit, s'enfonc#a dans la ville et s'arre$ta pour de/- jeuner chez un simple marchand de vins, a\ l'en- tre/e des champs. Quand il eut pris son cafe/, il s'e/tendit sur deux chaises devant la porte, et comme il n'avait gue\re dormi cette nuit-la\, il s'assoupit a\ l'ombre d'un tilleul. Apre\s quelques heures de repos, s'e/tant secoue/, il s'aperc#ut qu'il e/tait temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en route, accable/ par une courbature subite tombe/e sur lui pen- dant son assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si sa me\re avait retrouve/ le portrait de Mare/chal. En parlerait-elle la premie\re, ou faudrait-il qu'il le demanda$t de nouveau ? Certes si elle attendait qu'on l'inter- rogea$t encore, elle avait une raison secre\te de ne point montrer ce portrait. Mais lorsqu'il fut rentre/ dans sa chambre, il he/sita a\ descendre pour le di$ner. Il souffrait trop. Son cceur souleve/ n'avait pas encore eu , le temps de s'apaiser. Il se de/cida pourtant, et il parut dans la salle a\ manger comme on se met- tait a\ table. Un air de joie animait les visages. << Eh bien, dit Roland, c#a avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien voir avant que tout soit installe/. >> Sa femme re/pondit : << Mais oui, c#a va. Seulement il faut long- temps re/fle/chir pour ne pas commettre d'impair. La question du mobilier nous pre/occupe beau- coup. >> Elle avait passe/ la journe/e a\ visiter avec Jean des boutiques de tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des e/toffes riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire, de/sirait quelque chose de simple et de distingue/. Alors, devant tous les e/chantillons propose/s ils avaient re/pe/te/, l'un et l'autre, leurs arguments. Elle pre/tendait que le client, le plaideur a besoin d'e$tre impressionne/, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente, l'e/motion de la richesse. Jean au contraire, de/sirant n'attirer que la cliente\le e/le/gante et opulente, voulait conque/rir l'esprit des gens fins par son gou$t modeste et su$r. Et la discussion, qui avait dure/ toute la jour- ne/e, reprit de/s le potage. Roland n'avait pas d'opinion. Il re/pe/tait : << Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera fini. >> Mme Roland fit appel au jugement de son fils ai$ne/: << Voyons, toi, Pierre, qu'en penses-tu ? >> Il avait les nerfs tellement surexcite/s qu'il eut envie de re/pondre par un juron. Il dit cependant sur un ton sec, ou\ vibrait son irritation : << Oh! moi, je suis tout a\ fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la simplicite/, qui est, quand il s'agit de gou$t, comparable a\ la droiture quand il s'agit de caracte\re. >> Sa me\re reprit : << Songe que nous habitons une ville de com- merc#ants, ou\ le bon gou$t ne court pas les rues. >> Pierre re/pondit : << Et qu'importe ? Est-ce une raison pour imiter les sots ? Si mes compatriotes sont be$tes ou malhonne$tes, ai-je besoin de suivre leur exem- ple ? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses voisines ont des amants. >> Jean se mit a\ rire : << Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes d'un mora- liste. >> Pierre ne re/pliqua point. Sa me\re et son fre\re recommence\rent a\ parler d'e/toffes et de fau- teuils. Il les regardait comme il avait regarde/ sa me\re, le matin, avant de partir pour Trouville; il les regardait en e/tranger qui observe, et il se croyait en effet entre/ tout a\ coup dans une famille inconnue. Son pe\re, surtout, e/tonnait son ceil et sa pen- se/e. Ce gros homme flasque, content et niais c'e/tait son pe\re, a\ lui ! Non, non, Jean ne lui ressemblait en rien. Sa famille ! Depuis deux jours une main in- connue et malfaisante, la main d'un mort, avait arrache/ et casse/, un a\ un, tous les liens qui te- naient l'un a\ l'autre ces quatre e$tres. C'e/tait fini, c'e/tait brise/. Plus de me\re, car il ne pourrait pas la che/rir, ne la pouvant ve/ne/rer avec ce respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le cceur des fils; plus de fre\re, puisque ce fre\re e/tait le fils d'un e/tranger; il ne lui restait qu'un pe\re, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgre/ lui. Et tout a\ coup : << Dis donc, maman, as-tu retrouve/ ce por- trait ? >> Elle ouvrit des yeux surpris : << Quel portrait ? ----- Le portrait de Mare/chal. ----- Non... c'est-a\-dire oui... je ne l'ai pas retrouve/, mais je crois savoir ou\ il est. ----- Quoi donc ? >> demanda Roland. Pierre lui dit : << Un petit portrait de Mare/chal qui e/tait autrefois dans notre salon a\ Paris. J'ai pense/ que Jean serait content de le posse/der. >> Roland s'e/cria : - << Mais oui, mais oui, je m'en souviens par- faitement; je l'ai me$me vu encore a\ la fin de l'autre semaine. Ta me\re l'avait tire/ de son secre/taire en rangeant ses papiers. C'e/tait jeudi ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise ? J'e/tais en train de me raser quand tu l'as pris dans un tiroir et pose/ sur une chaise a\ co$te/ de toi, avec un tas de lettres dont tu as bru$le/ la moitie/. Hein ? est-ce dro$le que tu aies touche/ a\ ce portrait deux ou trois jours a\ peine avant l'he/ritage de Jean ? Si je croyais aux pressen- timents, je dirais que c'en est un ! >> Mme Roland re/pondit avec tranquillite/ : << Oui, je sais ou\ il est; j'irai le chercher tout a\ l'heure. >> Donc elle avait menti ! Elle avait menti en re/pondant, ce matin-la\ me$me, a\ son fils qui lui demandait ce qu'e/tait devenue la miniature : << Je ne sais pas trop... peut-e$tre que je l'ai dans mon secre/taire. >> Elle l'avait vue, touche/e, manie/e, contemple/e, quelques jours auparavant, puis elle l'avait recache/e dans le tiroir secret, avec des lettres, ses lettres a\ lui. Pierre regardait sa me\re, qui avait menti. Il la regardait avec une cole\re exaspe/re/e de fils trompe/, vole/ dans son affection sacre/e, et avec une jalousie d'homme longtemps aveugle qui de/couvre enfin une trahison honteuse. S'il avait e/te/ le mari de cette femme, lui, son enfant, il l'aurait saisie par les poignets, par les e/paules ou par les cheveux et jete/e a\ terre, frappe/e, meur- trie, e/crase/e ! Et il ne pouvait rien dire, rien faire, rien montrer, rien re/ve/ler. Il e/tait son fils, il n'avait rien a\ venger, lui, on ne l'avait pas trompe/. Mais oui, elle l'avait trompe/ dans sa tendresse, trompe/ dans son pieux respect. Elle se devait a\ lui irre/prochable, comme se doivent toutes les me\res a\ leurs enfants. Si la fureur dont il e/tait souleve/ arrivait presque a\ de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui qu'envers son pe\re lui-me$me. L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire ou\ celui qui faiblit n'est coupa- ble que de perfidie; mais quand la femme est devenue me\re, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle succombe alors, elle est la$che, indigne et infa$me. << C'est e/gal, dit tout a\ coup Roland en allon- geant ses jambes sous la table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, c#a n'est pas rnauvais de vivre a\ rien faire quand on a une petite aisance. J'espe\re que Jean nous offrira des di$ners extra, maintenant. Ma foi, tant pis si j'attrape quelquefois mal a\ l'estomac. >> Puis se tournant vers sa femme : << Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger. C#a me fera plaisir aussi de le revoir. >> Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, apre\s une absence qui parut longue a\ Pierre, bien qu'elle n'eu$t pas dure/ trois minutes, Mme Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre dore/ de forme ancienne. << Voila\, dit-elle, je l'ai retrouve/ presque tout de suite. >> Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il rec#ut le portrait, et, d'un peu loin, a\ bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa me\re le regardait, il leva lentement les yeux sur son fre\re, pour comparer. Il faillit dire, emporte/ par sa violence : << Tiens, cela ressemble a\ Jean. >> S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta sa pense/e par la fac#on dont il com- parait la figure vivante a\ la figure peinte. Elles avaient, certes, des signes communs : la me$me barbe et le me$me front, mais rien d'assez pre/cis pour permettre de de/clarer : << Voila\ le pe\re, et voila\ le fils. >> C'e/tait pluto$t un air de famille, une parente/ de physionomies qu'anime le me$me sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus de/cisif encore que cette allure des visages, c'est que sa me\re s'e/tait leve/e, avait tourne/ le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur, le sucre et le cassis dans un placard. Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupc#onnait ! << Passe-moi donc c#a >>, disait Roland. Pierre tendit la miniature et son pe\re attira bougie pour bien voir; puis il murmura d'une voix attendrie : << Pauvre garc#on ! dire qu'il e/tait comme c#a quand nous l'avons connu. Cristi ! comme c#a va vite ! ll e/tait joli homme, tout de me$me, a\ cette e/poque, et si plaisant de manie\res, n'est-ce pas, Louise ? >> Comme sa femme ne re/pondait pas, il reprit : << Et quel caracte\re e/gal ! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur. Voila\, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laisse/ a\ Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-la\ s'est montre/ bon ami et fide\le jusqu'au bout. Me$me en mou- rant il ne nous a pas oublie/s. >> Jean, a\ son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le contempla quelques instants, puis, avec regret : << Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses cheveux blancs. >> Et il rendit la miniature a\ sa me\re. Elle y jeta un regard rapide, vite de/tourne/, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle : << Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son he/ritier. Nous le porterons dans ton nouvel appartement. >> Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la chemine/e, pre\s de la pendule. ou\ elle e/tait autrefois. Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allu- me\rent des cigarettes. Ils les fumaient ordinaire- ment l'un en marchant a\ travers la pie\ce, l'autre assis, enfonce/ dans un fauteuil, et les jambes croise/es. Le pe\re se mettait toujours a\ cheval sur une chaise et crachait de loin dans la chemi- ne/e. Mme Roland, sur un sie\ge bas, pre\s d'une petite table qui portait la lampe, brodait, trico- tait ou marquait du linge. Elle commenc#ait, ce soir-la\, une tapisserie des- tine/e a\ la chambre de Jean. C'e/tait un travail difficile et complique/ dont le de/but exigeait toute son attention. De temps en temps cepen- dant son oeil qui comptait les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait du mort appuye/ contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'e/troit salon en quatre ou cinq enjambe/es, les mains derrie\re le dos et la cigarette aux le\vres, rencontrait chaque fois le regard de sa me\re. On eu$t dit qu'ils s'e/piaient, qu'une lutte venait de se de/clarer entre eux; et un malaise doulou- reux, un malaise insoutenable crispait le cceur de Pierre. Il se disait, torture/ et satisfait pour- tant : << Doit-elle souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devine/e ! >> Et a\ chaque retour vers le foyer, il s'arre$tait quelques secondes a\ contempler le visage blond de Mare/chal, pour bien montrer qu'une ide/e fixe le hantait. Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une personne vivante, me/chante, redou- table, entre/e soudain dans cette maison et dans cette famille. Tout a\ coup la sonnette de la rue tinta. Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui re/ve/la le trouble de ses nerfs au docteur. Puis elle dit : << C#a doit e$tre Mme Rose/milly. >> Et son oeil anxieux encore une fois se leva vers la chemine/e. Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard des femmes est per- c#ant, leur esprit agile, et leur pense/e soupc#on- neuse. Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du premier coup, peut-e$tre, elle de/couvrirait la ressemblance entre cette figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout ! Il eut peur, une peur brusque et horrible que cette honte fu$t de/voile/e, et se retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la glissa sous la pen- dule sans que son pe\re et son fre\re l'eussent vu. Rencontrant de nouveau les yeux de sa me\re ils lui parurent change/s, troubles et hagards. << Bonjour, disait Mme Rose/milly, je viens boire avec vous une tasse de the/. >> Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa sante/, Pierre disparut par la porte reste/e ouverte. Quand on s'aperc#ut de son de/part, on s'e/tonna. Jean me/content, a\ cause de la jeune veuve qu'il craignait blesse/e, murmurait : << Quel ours ! >> Mme Roland re/pondit : << Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et fatigue/ d'ailleurs de sa promenade a\ Trouville. ----- N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller comme un sauvage. >> Mme Rose/milly voulut arranger les choses en affirmant : << Mais non, mais non, il est parti a\ l'anglaise; on se sauve toujours ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure. ----- Oh ! re/pondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas sa famille a\ l'an- glaise, et mon fre\re ne fait que cela, depuis quelque temps. >> VI RIEN ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le pe\re pe$chait, Jean s'ins- tallait aide/ de sa me\re, Pierre, tre\s sombre, ne paraissait plus qu'aux heures des repas. Son pe\re lui ayant demande/ un soir : << Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'en- terrement ? C#a n'est pas d'aujourd'hui que je le remarque. >> Le docteur re/pondit : << C'est que je sens terriblement le poids de la vie. >> Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air de/sole/ : << Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet he/ritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous e/tait arrive/ un accident, comme si nous pleurions quelqu'un ! ---- Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre. ---- Toi ? Qui donc ? ---- Oh ! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop. >> Roland s'imagina qu'il s'agissait d'uue amou- rette, d'unc personne le/ge\re courtise/e par son fils, et il demanda : << Une femme, sans doute ? ---- Oui, une femme. ---- Morte ? ---- Non, c'est pis, perdue. ----- Ah ! >> Bien qu'il s'e/tonna$t de cette confidence impre/- vue, faite devant sa femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il estimait que ces choses-la\ ne regardent pas les tiers. Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, e/tant tre\s pa$le. Plusieurs fois de/ja\ son mari, surpris de la voir s'asseoir comme si elle tombait sur son sie\ge, de l'entendre souffler comme si elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit : << Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute a\ installer Jean ! Repose-toi un peu, sacristi ! Il n'est pas presse/ le gaillard, puisqu'il est riche. >> Elle remuait la te$te sans re/pondre. Sa pa$leur, ce jour-la\, devint si grande que Roland, de nouveau, la remarqua. << Allons, dit-il, c#a ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te soigner. >> Puis se tournant vers son fils : << Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta me\re. L'as-tu examine/e, au moins ? >> Pierre re/pondit : << Non, je ne m'e/tais pas aperc#u qu'elle eu$t quelque chose. >> Alors Roland se fa$cha : << Mais c#a cre\ve les yeux, nom d'un chien ! A quoi c#a te sert-il d'e$tre docteur alors, si tu ne t'aperc#ois me$me pas que ta me\re est indispose/e ? Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce me/decin-la\ ne s'en douterait pas ! >> Mme Roland s'e/tait mise a\ haleter, si ble$me que son mari s'e/cria : << Mais elle va se trouver mal ! ---- Non... non... ce n'est rien... c#a va passer... ce n'est rien. >> Pierre s'e/tait approche/, et la regardant fixe- ment : << Voyons, qu'est-ce que tu as? >> dit-il. Elle re/pe/tait, d'une voix basse, pre/cipite/e : << Mais rien.,. rien... je t'assure... rien. >> Roland e/tait parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la bouteille a\ son fils : << Tiens... mais soulage-la donc, toi. As-tu ta$te/ son cceur, au moins ? >> Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine. << Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es malade. >> Alors elle souleva et lui tendit son bras. Elle avait la peau bru$lante, les battements du sang tumultueux et saccade/s. Il murmura : << En effet, c'est assez se/rieux. Il faudra pren- dre des calmants. Je vais te faire une ordon- nance. >> Et comme il e/crivait, courbe/ sur son papier, un bruit le/ger de soupirs presse/s, de suffocation, de souffles courts et retenus le fit se retourner soudain. Elle pleurait, les deux mains sur la face. Roland, e/perdu, demandait : << Louise, Louise, qu'est-ce que tu as ? mais qu'est-ce que tu as donc ? >> Elle ne re/pondait pas et semblait de/chire/e par un chagrin horrible et profond. Son mari voulut prendre ses mains et les o$ter de son visage. Elle re/sista, re/pe/tant : << Non, non, non. >> Il se tourna vers son fils : << Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi. ---- Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs. >> Et il lui semblait que son cceur a\ lui se sou- lageait a\ la voir ainsi torture/e, que cette douleur alle/geait son ressentiment, diminuait la dette d'opprobre de sa me\re. Il la contemplait comme un juge satisfait de sa besogne. Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un e/lan si brusque qu'on ne put ni le pre/voir ni l'arre$ter; et elle courut s'enfermer dans sa chambre. Roland et le docteur demeure\rent face a\ face. << Est-ce que tu y comprends quelque chose ? dit l'un. ----- Oui, re/pondit l'autre, cela vient d'un sim- ple petit malaise nerveux qui se de/clare souvent a\ l'a$ge de maman. Il est probable qu'elle aura encore beaucoup de crises comme celle-la\. >> Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son mal e/trange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de repos, et, avec des ruses de tortionnaire, re/veillait par un seul mot la douleur un instant calme/e. Et il souffrait autant qu'elle, lui ! Il souffrait affreusement de ne plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait bien avive/ la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et de me\re, quand il sentait combien elle e/tait mise/rable et de/sespe/re/e, il s'en allait seul, par la ville, si tenaille/ par les remords, si meurtri par la pitie/, si de/sole/ de l'avoir ainsi broye/e sous son me/pris de fils, qu'il avait envie de se jeter a\ la mer, de se noyer pour en finir. Oh ! comme il aurait voulu pardonner, main- tenant ! mais il ne le pouvait point, e/tant inca- pable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours lui-me$me. Il rentrait aux heures des repas, plein de re/solutions attendries, puis de\s qu'il l'apercevait, de\s qu'il voyait son ceil, autrefois si droit et si franc, et fuyant a\ pre/sent, craintif, e/perdu, il frappait malgre/ lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui montait aux le\vres. L'infa$me secret, connu d'eux seuls, l'aiguillon- nait contre elle. C'e/tait un venin qu'il portait a\ pre/sent dans les veines et qui lui donnait des envies de mordre a\ la fac#on d'un chien enrage/. Rien ne le ge$nait plus pour la de/chirer sans cesse, car Jean habitait maintenant presque tout a\ fait son nouvel appartement, et il revenait seu- lement pour di$ner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille. Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son fre\re, qu'il attribuait a\ la jalou- sie. Il se promettait bien de le remettre a\ sa place, et de lui donner une lec#on un jour ou l'autre, car la vie de famille devenait fort pe/ni- ble a\ la suite de ces sce\nes continuelles. Mais comme il vivait a\ part maintenant, il souffrait moins de ces brutalite/s; et son amour de la tran- quillite/ le poussait a\ la patience. La fortune, d'ailleurs, l'avait grise/, et sa pense/e ne s'arre$tait plus gue\re qu'aux choses ayant pour lui un inte/re$t direct. Il arrivait, l'esprit plein de petits soucis nouveaux, pre/occupe/ de la coupe d'une jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les de/tails de sa maison, de planches pose/es dans le placard de sa chambre pour serrer le linge, de porte- manteaux installe/s dans le vestibule, de sonneries e/lectriques dispose/es pour pre/venir toute pe/ne/- tration clandestine dans le logis. Il avait e/te/ de/cide/ qu'a\ l'occasion de son ins- tallation, on ferait une partie de campagne a\ Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le the/, chez lui, apre\s diner. Roland voulait aller par mer, mais la distance et l'incertitude ou\ l'on e/tait d'arriver par cette voie, si le vent contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loue/ pour cette excursion. On partit vers dix heures afin d'arriver pour le de/jeuner. La grand-route poudreuse se de/- ployait a\ travers la campagne normande que les ondulations des plaines et les fermes entoure/es d'arbres font ressembler a\ un parc sans fin. Dans la voiture emporte/e au trot lent de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rose/milly et le capitaine Beausire se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient les yeux dans un nuage de poussie\re. C'e/tait l'e/poque des re/coltes mu$res. A co$te/ des tre\fles d'un vert sombre, et des betteraves d'un vert cru, les ble/s jaunes e/clairaient la campagne d'une lueur dore/e et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumie\re du soleil tombe/e sur eux. On commenc#ait a\ moissonner par places, et dans les champs attaque/s par les faux on voyait les hommes se balancer en promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile. Apre\s deux heures de marche, le break prit un chemin a\ gauche, passa pre\s du moulin a\ vent qui tournait, me/lancolique e/pave grise, a\ moitie/ pourrie et condamne/e, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra dans une jolie cour et s'arre$ta devant une maison coquette, auberge ce/le\bre dans le pays. La patronne, qu'on appelle la belle Alphon- sine, s'en vint, souriante, sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui he/sitaient devant le marchepied trop haut. Sous une tente, au bord de l'herbage ombrage/ de pommiers, des e/trangers de/jeunaient de/ja\, des Parisiens venus d'Etretat; et on entendait dans l'inte/rieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle. On dut manger dans une chambre, toutes les salles e/tant pleines. Soudain Roland aperc#ut contre la muraille des filets a\ salicoques. << Ah ! ah ! cria-t-il, on pe$che du bouquet ici ? ---- Oui, re/pondit Beausire, c'est me$me l'en- droit ou\ on en prend le plus de toute la co$te. ---- Bigre ! si nous y allions apre\s de/jeuner ? >> Il se trouvait justement que la mare/e e/tait basse a\ trois heures; et on de/cida que tout le monde passerait l'apre\s-midi dans les rochers, a\ chercher des salicoques. On mangea peu, pour e/viter l'afflux de sang a\ la te$te quand on aurait les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se re/server pour le di$ner, qui fut commande/ magnifique et qui devait e$tre pre$t de\s six heures, quand on rentrerait. Roland ne se tenait pas d'impatience. Il vou- lait acheter les engins spe/ciaux employe/s pour cette pe$che, ct qui ressemblent beaucoup a\ ceux dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies. On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attache/es sur un cercle de bois, au bout d'un long ba$ton. Alphonsine, souriant toujours, les lui pre$ta. Puis elle aida les deux femmes a\ faire une toilette improvise/e pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes, de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes o$te\rent leurs chaussettes et achete\rent chez le cordonnier du lieu des savates et des sabots. Puis on se mit en route, le lanet sur l'e/paule et la hotte sur le dos. Mme Rose/milly, dans ce costume, e/tait tout a\ fait gentille, d'une gen- tillesse impre/vue, paysanne et hardie. La jupe pre$te/e par Alphonsine, coquettement releve/e et ferme/e par un point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de petite femme souple et forte. La taille e/tait libre pour laisser aux mouvements leur aisance; et elle avait trouve/, pour se couvrir la te$te, un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords de/mesure/s, a\ qui une branche de tamaris, tenant un co$te/ retrousse/, donnait un air mousquetaire et cra$ne. Jean, depuis son he/ritage, se demandait tous les jours s'il l'e/pouserait ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait de/cide/ a\ en faire sa femme, puis, de\s qu'il se trouvait seul, il son- geait qu'en attendant on a le temps de re/fle/chir. Elle e/tait moins riche que lui maintenant, car elle ne posse/dait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en biens-fonds, en fermes et en terrains dans Le Havre, sur les bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune e/tait donc a\ peu pre\s e/quivalente, et la jeune veuve assure/ment lui plaisait beau- coup. En la regardant marcher devant lui ce jour- la\, il pensait : << Allons, il faut que je me de/cide. Certes, je ne trouverai pas mieux. >> Ils suivirent un petit vallon en pente, descen- dant du village vers la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre- vingts me\tres. Dans l'encadrement des co$tes vertes, s'abaissant a\ droite et a\ gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le soleil, apparaissait au loin, et une voile, a\ peine visible, avait l'air d'un insecte la\-bas. Le ciel plein de lumie\re se me$lait tellement a\ l'eau qu'on ne distinguait point du tout ou\ finissait l'un et ou\ commenc#ait l'autre; et les deux femmes, qui pre/ce/daient les trois hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serre/es dans leurs corsages. Jean, l'ceil allume/, regardait fuir devant lui la cheville mince, la jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme Rose/- milly. Et cette fuite activait son de/sir, le poussait aux re/solutions de/cisives que prennent brusque- ment les he/sitants et les timides. L'air tie\de, ou\ se me$lait a\ l'odeur des co$tes, des ajoncs, des tre\fles et des herbes, la senteur marine des roches de/couvertes, l'animait encore en le grisant dou- cement, et il se de/cidait un peu plus a\ chaque pas, a\ chaque seconde, a\ chaque regard jete/ sur la silhouette alerte de la jeune femme; il se de/cidait a\ ne plus he/siter, a\ lui dire qu'il l'aimait et qu'il de/sirait l'e/pouser. La pe$che lui servirait, facilitant leur te$te-a\-te$te; et ce serait en outre un joli cadre, un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des crevettes. Quand ils arrive\rent au bout du vallon, au bord de l'abi$me, ils aperc#urent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, a\ mi- co$te a\ peu pre\s, un surprenant chaos de rochers e/normes, e/croule/s, renverse/s, entasse/s les uns sur les autres dans une espe\ce de plaine herbeuse et mouvemente/e qui courait a\ perte de vue vers le sud, forme/e par les e/boulements anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secoue/e, eu$t-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombe/s semblaient les ruines d'une grande cite/ disparue qui regardait autrefois l'Oce/an, domine/e elle-me$me par la muraille blanche et sans fin de la falaise. << C#a, c'est beau >>, dit en s'arre$tant Mme Ro- se/milly. Jean l'avait rejointe, et, le ceeur e/mu, lui offrait la main pour descendre l'e/troit escalier taille/ dans la roche. Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses courtes jambes, tendait son bras replie/ a\ Mme Roland e/tourdie par le vide. Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut trai$ner son pe\re, tellement trouble/ par le vertige, qu'il se laissait glisser, de marche en marche, sur son derrie\re. Les jeunes gens, qui de/valaient en te$te, allaient vite, et soudain ils aperc#urent a\ co$te/ d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la falaise. Il se re/pandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette qu'il s'e/tait creuse/ lui-me$me, puis tombant en cascade haute de deux pieds a\ peine, il s'enfuyait a\ tra- vers le sentier, ou\ avait pousse/ un tapis de cres- son, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, a\ travers la plaine souleve/e ou\ s'entas- saient les e/boulements. << Oh ! que j'ai soif ! >> s'e/cria Mme Rose/milly. Mais comment boire ? Elle essayait de recueil- lir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait a\ travers les doigts. Jean eut une ide/e, mit une pierre dans le chemin; et elle s'agenouilla dessus afin de puiser a\ la source me$me avec ses le\vres qui se trouvaient ainsi a\ la me$me hauteur. Quand elle releva sa te$te, couverte de goutte- lettes brillantes seme/es par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, Jean penche/ vers elle murmura : << Comme vous e$tes jolie ! >> Elle re/pondit, sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant : << Voulez-vous bien vous taire ? >> C'e/taient les premie\res paroles un peu galantes qu'ils e/changeaient. << Allons, dit Jean fort trouble/, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne. >> Il apercevait, en effet, tout pre\s d'eux mainte- nant, le dos du capitaine Beausire qui descendait a\ reculons afin de soutenir par les deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours glisser, cale/ sur son fond de culotte en se trainant sur les pieds et sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le pre/ce/dait en surveillant ses mouve- ments. Le sentier moins escarpe/ devenait une sorte de chemin en pente contournant les blocs e/normes tombe/s autrefois de la montagne. Mme Rose/milly et Jean se mirent a\ courir et furent biento$t sur le galet. Ils le traverse\rent pour gagner les roches. Elles s'e/tendaient en une longue et plate surface couverte d'herbes marines et ou\ brillaient d'in- nombrables flaques d'eau. La mer basse e/tait la\-bas, tre\s loin, derrie\re cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir. Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit : << En avant ! >> et sauta avec re/solution dans la premie\re mare rencontre/e. Plus prudente, bien que de/cide/e aussi a\ entrer dans l'eau tout a\ l'heure, la jeune femme tour- nait autour de l'e/troit bassin, a\ pas craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses. << Voyez-vous quelque chose ? disait-elle. ----- Oui, je vois votre visage qui se refle\te dans l'eau. ---- Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse pe$che. >> Il murmura d'une voix tendre : << Oh ! de toutes les pe$ches c'est encore celle que je pre/fe/rerais faire. Elle riait : << Essayez donc, vous allez voir comme il pas- sera a\ travers votre filet. ----- Pourtant..., si vous vouliez ? ---- Je veux vous voir prendre des salicoques... et rien de plus... pour le moment. ---- Vous e$tes me/chante. Allons plus loin, il n'y a rien ici. >> Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle s'appuyait un peu craintive, et lui, tout a\ coup, se sentait envahi par l'amour, souleve/ de de/sirs, affame/ d'elle, comme si le mal qui germait en lui avait attendu ce jour-la\ pour e/clore. Ils arrive\rent biento$t aupre\s d'une crevasse plus profonde, ou\ flottaient sous l'eau fre/missante et coulant, vers la mer lointaine par une fissure invisible, des herbes longues, fines bizarrement colore/es, des chevelures roses et vertes, qui sem- blaient nager. Mme Rose/milly s'e/cria : << Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une tre\s grosse la\-bas ! >> Il l'aperc#ut a\ son tour, et descendit dans le trou re/solument, bien qu'il se mouilla$t jusqu'a\ la ceinture. Mais la be$te remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le filet. Jean la pous- sait vers les varechs, su$r de l'y prendre. Quand elle se sentit bloque/e, elle glissa d'un brusque e/lan par-dessus le lanet, traversa la mare et dis- parut. La jeune femme qui regardait toute palpitante, cette chasse, ne put retenir ce cri : << Oh ! maladroit ! >> Il fut vexe/, et d'un mouvement irre/fle/chi trai$na son filet dans un fond plein d'herbes. En le ramenant a\ la surface de l'eau, il vit dedans trois grosses salicoques transparentes, cueillies a\ l'aveu- glette dans leur cachette invisible. Il les pre/senta, triomphant, a\ Mme Rose/milly qui n'osait point les prendre, par peur de la pointe aigue% et dentele/e dont leur te$te fine est arme/e. Elle s'y de/cida pourtant, et pinc#ant entre deux doigts le bout effile/ de leur barbe, elle les mit, l'une apre\s l'autre, danssa hotte, avec un peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouve/ une flaque d'eau moins creuse, elle y entra, a\ pas he/sitants, un peu suffoque/e par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit a\ pe$cher elle-me$me. Elle e/tait adroite et ruse/e, ayant la main souple et le flair de chasseur qu'il fallait. Presque a\ chaque coup, elle ramenait des be$tes trompe/es et surprises par la lenteur inge/- nieuse de sa poursuite. Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas a\ pas, la fro$lait, se penchait sur elle, simulait un grand de/sespoir de sa maladresse, voulait apprendre. << Oh ! montrez-moi, disait-il, montrez-moi ! >> Puis, comme leurs deux visages se refle/taient, l'un contre l'autre, dans l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace lim- pide, Jean souriait a\ cette te$te voisine qui le regardait d'en bas, et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber dessus. << Ah ! que vous e$tes ennuyeux ! disait la jeune femme; mon cher, il ne faut jamais faire deux choses a\ la fois. >> Il re/pondit : << Je n'en fais qu'une. Je vous aime. >> Elle se redressa, et d'un ton se/rieux : << Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu la te$te ? ----- Non, je n'ai pas perdu la te$te. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le dire. >> Ils e/taient debout maintenant dans la mare sale/e qui les mouillait jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuye/es sur leurs filets, ils se regardaient au fond des yeux. Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarie/ : << Que vous e$tes mal avise/ de me parler de c#a en ce moment ! Ne pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me ga$ter ma pe$che? >> Il murmura : << Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grise/ a\ me faire perdre la rai- son. >> Alors, tout a\ coup, elle sembla en prendre son parti, se re/signer a\ parler d'affaires et a\ renoncer aux plaisirs. << Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer trauquillement. >> Ils grimpe\rent sur un roc un peu haut, et lors- qu'ils y furent installe/s co$te a\ co$te, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit : << Mon cher ami, vous n'e$tes plus un enfant et je ne suis pas une jeune fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous pou- vons peser toutes les conse/quences de nos actes. Si vous vous de/cidez aujourd'hui a\ me de/clarer votre amour, je suppose naturellement que vous de/sirez m'e/pouser. >> Il ne s'attendait gue\re a\ cet expose/ net de la situation, et il re/pondit niaisement : << Mais oui. ----- En avez-vous parle/ a\ Votre pe\re et a\ votre me\re ? ----- Non, je voulais savoir si vous m'accepte- riez. >> Elle lui tendit sa main encore mouille/e, et comme il y mettait la sienne avec e/lan : << Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais n'oubliez point que je ne voudrais pas de/plaire a\ vos parents. ---- Oh ! pensez-vous que ma me\re n'a rien pre/vu et qu'elle vous aimerait comme elle vous aime si elle ne de/sirat pas un mariage entre nous? ---- C'est vrai, je suis un peu trouble/e. >> Ils se turent. Et il s'e/tonnait, lui, au contraire qu'elle fu$t si peu trouble/e, si raisonnable. ll s-at- tendait a\ des gentillesses galantes, a\ des refus qui disent oui, a\ toute une coquette come/die d'amour me$le/e a\ la pe$che, dans le clapotement de l'eau ! Et c'e/tait fini, il se sentait lie/, marie/, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien a\ se dire puis- qu'ils e/taient d'accord, et ils demeuraient main- tenant un peu embarrasse/s tous deux de ce qui s'e/tait passe/, si vite, entre eux, un peu confus me$me, n'osant plus parler, n'osant plus pe$cher, ne sachant que faire. La voix de Roland les sauva : << Par ici, par ici, les enfants ! Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce gaillard-la\. >> Le capitaine, en effet, faisait une pe$che mer- veilleuse. Mouille/ jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mou- vement lent et su$r de son lanet, toutes les cavite/s cache/es sous les varechs. Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, fre/tillaient au fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans sa hotte. Mme Rose/milly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, re$veur, pour se donner tout entie\re a\ cette joie enfantine de ramasser des be$tes sous les herbes flottantes. Roland s'e/cria tout a\ coup : << Tiens, Mme Roland qui nous rejoint. >> Elle e/tait reste/e d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser a\ courir dans les roches et a\ barboter dans les flaques; et pourtant ils he/sitaient a\ demeurer ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de lui-me$me, peur de sa cruaute/ qu'il ne nai$trisait point. Ils s'assirent donc, l'un pre\s de l'autre, sur le galet. Et tous deux, sous la chaleur du soleil calme/e par l'air marin, devant le vaste et doux horizon d'eau bleue moire/e d'argent, pensaient en me$me temps : << Comme il aurait fait bon ici, autre- fois ! >> Elle n'osait point parler a\ Pierre, sachant bien qu'il re/pondrait une durete/; et il n'osait pas parler a\ sa me\re sachant aussi que, malgre/ lui, il le ferait avec violence. Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre, d'un geste lent et machinal. Puis son regard inde/cis, qui errait devant elle, aper- c#ut, au milieu des varechs, son fils Jean qui pe$chait avec Mme Rose/milly. Alors elle les suivit, e/piant leurs mouvements, comprenant confuse/- ment, avec son instinct de me\re, qu'ils ne cau- saient point comme tous les jours. Elle les vit se pencher co$te a\ co$te quand ils se regardaient daus l'eau, demeurer debout face a\ face quand ils interrogeaient leurs cceurs, puis grimper et s'asseoir sur le rocher pour s'engager l'un envers l'autre. Leurs silhouettes se de/tachaient bien nettes, semblaient seules au milieu de l'horizon, pre- naient dans ce large espace de ciel, de mer, de falaises, quelque chose de grand et de symbo- lique. Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses le\vres. Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit : << Qu'est-ce que tu as donc? >> Il ricanait toujours : << Je m'instruis. J'apprends comment on se pre/pare a\ e$tre cocu. >> Elle eut un sursaut de cole\re, de re/volte, cho- que/e du mot, exaspe/re/e de ce qu'elle croyait comprendre. << Pour qui dis-tu c#a ? ---- Pour Jean, parbleu ! C'est tre\s comique de les voir ainsi ! >> Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'e/motion : << Oh ! Pierre, que tu es cruel ! Cette femme est la droiture me$me. Ton fre\re ne pourrait trouver mieux. >> Il se mit a\ rire tout a\ fait, d'un rire voulu et saccade/ : << Ah ! ah ! ah ! La droiture me$me ! Toutes les femmes sont la droiture me$me... et tous leurs maris sont cocus. Ah ! ah ! ah ! >> Sans re/pondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et, au risque de glisser, de tomber dans les trous cache/s sous les herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, cou- rant presque, marchant a\ travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers son autre fils. En la voyant approcher, Jean lui cria : << Eh bien? maman, tu te de/cides? >> Sans re/pondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire : << Sauve-moi, de/fends-moi. >> Il vit son trouble et, tre\s surpris : << Comme tu es pa$le ! Qu'est-ce que tu as? >> Elle balbutia : << J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces ro- ches. >> Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la pe$che pour qu'elle y pri$t inte/re$t. Mais comme elle ne l'e/coutait gue\re, et comme il e/prouvait un besoin violent de se confier a\ quelqu'un, il l'en- trai$naplus loin et, a\ voix basse : << Devine ce que j'ai fait ? ---- Mais... mais... je ne sais pas. ----- Devine. ---- Je ne... je ne sais pas. ----- Eh bien, j'ai dit a\ Mme Rose/milly que je de/sirais l'e/pouser. >> Elle ne re/pondit rien, ayant la te$te bourdon- nante, l'esprit en de/tresse au point de ne plus comprendre qu'a\ peine. Elle re/pe/ta : << L'e/pouser ? ----- Oui, ai-je bien fait ? Elle est charmante, n'est-ce pas ? ----- Oui... charmante... tu as bien fait. ----- Alors tu m'approuves ? ---- Oui... je t'approuve. ----- Comme tu dis c#a dro$lement. On croirait que... que... tu n'es pas contente. ----- Mais oui... je suis... contente. ----- Bien vrai ? ----- Bien vrai. >> Et pour le lui prouver, elle le saisit a\ pleins bras et l'embrassa a\ plein visage, par grands baisers de me\re. Puis, quand elle se fut essuye/ les yeux, ou\ des larmes e/taient venues, elle aperc#ut la\-bas sur la plage un corps e/tendu sur le ventre, comme un cadavre, la figure dans le galet : c'e/tait l'autre, Pierre, qui songeait, de/sespe/re/. Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout pre\s du flot, et ils parle\rent long- temps de ce mariage ou\ se rattachait son coeur. La mer montant les chassa vers les pe$cheurs qu'ils rejoignirent, puis tout le monde regagna la co$te. On re/veilla Pierre qui feignait de dormir; et le di$ner fut tre\s long, arrose/ de beaucoup de vins. VII DANS le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeille\rent. Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une e/paule voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de ronfler, ouvririent les yeux, murmuraient : << Bien beau temps >>, et retombaient, presque aussito$t, de l'autre co$te/. Lorsqu'on entra dans Le Havre, leur engour- dissement e/tait si profond qu'ils eurent beaucoup de peine a\ le secouer, et Beausire refusa me$me de monter chez Jean ou\ le the/ les attendait, On dut le de/poser devant sa porte. Le jeune avocat, pour la premie\re fois, allait coucher dans son logis nouveau; et une grande joie, un peu pue/rile, l'avait saisi tout a\ coup de montrer, justement ce soir-la\, a\ sa fiance/e l'ap- partement qu'elle habiterait biento$t. La bonne e/tait partie, Mme Roland ayant de/clare/ qu'elle ferait chauffer l'eau et servirait elle-me$me, car elle n'aimait pas laisser veiller les domestiques, par crainte du feu. Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'e/tait encore entre/, afin que la surprise fu$t comple\te quand on verrait combien c'e/tait joli. Dans le vestibule Jean pria qu'on attendi$t. Il voulait allumer les bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurite/ Mme Rose/milly, son pe\re et son fre\re, puis il cria : << Arrivez ! >> en ouvrant toute grande la porte a\ deux battants. La galerie vitre/e, e/claire/e par un lustre et des verres de couleur cache/s dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait d'abord pareille a\ un de/cor de the/a$tre. Il y eut une seconde d'e/tonnement. Roland, e/merveille/ de ce luxe, murmura : << Nom d'un chien >>, saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apothe/oses. Puis on pe/ne/tra dans le premier salon, petit, tendu avec une e/toffe vieil or, pareille a\ celle des sie\ges. Le grand salon de consultation tre\s simple, d'un rouge saumon pa$le, avait grand air. Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau charge/ de livres, et d'une voix grave, un peu force/e : << Oui, madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec l'assentiment que je vous avais annonce/, l'absolue certitude qu'avant trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une heureuse solution. >> Il regardait Mme Rose/milly qui se mit a\ sourire en regardant Mme Roland; et Mme Ro- land, lui prenant la main, la serra. Jean, radieux, fit une gambade de colle/gien et s'e/cria : << Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce salon. >> Il se mit a\ de/clamer : << Si l'humanite/ seule, si ce sentiment de bien- veillance naturelle que nous e/prouvons pour toute souffrance devait e$tre le mobile de l'ac- quittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel a\ votre pitie/, messieurs les jure/s, a\ votre cceur de pe\re et d'homme; mais nous avons pour nous le droit, et c'est la seule ques- tion du droit que nous allons soulever devant vous... >> Pierre regardait ce logis qui aurait pu e$tre le sien, et il s'irritait des gamineries de son fre\re, le jugeant, de/cide/ment, trop niais et pauvre d'esprit. Mme Roland ouvrit une porte a\ droite. << Voici la chambre a\ coucher >>, dit-elle. Elle avait mis a\ la parer tout son amour de me\re. La tenture e/tait en cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis XV ---- une berge\re dans un me/daillon que fermaient les becs unis de deux colombes ----- donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air galant et champe$tre tout a\ fait gentil. << Oh ! c'est charmant, dit Mme Rose/milly, devenue un peu se/rieuse, en entrant dans cette pie\ce. ----- Cela vous plai$t ? demanda Jean. ----- Enorme/ment. ----- Si vous saviez comme c#a me fait plaisir. >> Ils se regarde\rent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au fond des yeux. Elle e/tait ge$ne/e un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre a\ coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarque/, en entrant, que la couche e/tait tre\s large, une vraie couche de me/nage, choisie par Mme Roland qui avait pre/vu sans doute et de/sire/ le prochain mariage de son fils; et cette pre/caution de me\re lui faisait plaisir cependant, semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille. Puis quand on fut rentre/ dans le salon, Jean ouvrit brusquement la porte de gauche et on aperc#ut la salle a\ manger ronde, perce/e de trois fene$tres, et de/core/e en lanterne japonaise. La me\re et le fils avaient mis la\ toute la fantaisie dont ils e/taient capables. Cette pie\ce a\ meubles de bambou, a\ magots, a\ potiches, a\ soieries paillete/es d'or, a\ stores transparents ou\ des perles de verre semblaient des gouttes d'eau, a\ e/ventails cloue/s aux murs pour maintenir les e/toffes, avec ses e/crans, ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes ve/ritables, tous ses menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et de bronze, avait l'aspect pre/tentieux et ma- nie/re/ que donnent les mains inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact, de gou$t et d'e/ducation artiste. Ce fut celle cepen- dant qu'on admira le plus. Pierre seul fit des re/serves avec une ironie un peu ame\re dont son fre\re se sentit blesse/. Sur la table, les fruits se dressaient en pyra- mides, et les ga$teaux s'e/levaient en monuments. On n'avait gue\re faim; on suc#a les fruits et on grignota les pa$tisseries pluto$t qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rose/- milly demanda la permission de se retirer. Il fut de/cide/ que le pe\re Roland l'accompa- gnerait a\ sa porte et partirait imme/diatement avec ellc, tandis que Mme Roland, en l'absence de la bonne, jetterait son coup d'ceil de me\re sur le logis afin que son fils ne manqua$t de rien. << Faut-il revenir te chercher ? >> demanda Ro- land. Elle he/sita, puis re/pondit : << Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ra- me\nera. >> De\s qu'ils furent partis, elle souffla les bou- gies, serra les ga$teaux, le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la cleffut remise a\ Jean; puis elle passa dans la chambre a\ coucher, entrouvrit le lit, regarda si la carafe e/tait remplie d'eau fraiche et la fene$tre bien fer- me/e. Pierre et Jean e/taient demeure/s dans le petit salon, celui-ci encore froisse/ de la critique faite sur son gou$t, et celui-la\ de plus en plus agace/ de voir son fre\re dans ce logis. Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout a\ coup se leva: << Cristi ! dit-il, la veuve avait l'air vanne/e ce soir, les excursions ne lui re/ussissent pas. >> Jean se sentit souleve/ soudain par une de ces promptes et furieuses cole\res de de/bonnaires blesse/s au coeur. Le souffle lui manquait tant son e/motion e/tait vive, et il balbutia : << Je te de/fends de/sormais de dire << la veuve >> quand tu parleras de Mme Rose/milly ! >> Pierre se tourna vers lui, hautain : << Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard ? >> Jean aussito$t s'e/tait dresse/ : << Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manie\res envers moi. >> Pierre ricana : << Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rose/milly ? ----- Sache que Mme Rose/milly va devenir ma femme. >> L'autre rit plus fort : << Ah ! ah ! tre\s bien. Je comprends mainte- nant pourquoi je ne devrai plus l'appeler << la veuve >>. Mais tu as pris une dro$le de manie\re pour m'annoncer ton mariage. ----- Je te de/fends de plaisanter... tu entends... je te le de/fendsl >> Jean s'e/tait approche/, pa$le, la voix tremblante, exaspe/re/ de cette ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie. Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait en lui de cole\res impuissantes, de rancunes e/crase/es, de re/voltes dompte/es depuis quelque temps et de de/sespoir silencieux, lui montant a\ la te$te, l'e/tourdit comme un coup de sang. << Tu oses ?... Tu oses ?... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends, je te l'ordonne ! >> Jean, surpris de cette violence, se tut quel- ques secondes, cherchant, dans ce trouble d'es- prit ou\ nous jette la fureur, la chose, la phrase, le mot qui pourrait blesser son fre\re jusqu'au coeur. Il reprit, en s'efforc#ant de se mai$triser pour bien frapper, de ralentir sa parole pour la rendre plus aigue% : << Voila\ longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour ou\ tu as commence/ a\ dire << la veuve >> parce que tu as compris que cela me faisait mal. >> Pierre poussa un de ces rires stridents et me/- prisants qui lui e/taient familiers : << Ah ! ah ! mon Dieu ! Jaloux de toi!... moi ?... moi ?... moi ?... et de quoi ?... de quoi, mon Dieu ? de ta figure ou de ton esprit?... >> Mais Jean sentit bien qu'il avait touche/ la plaie de cette a$me : << Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu furieux quand tu as vu que cette femme me pre/fe/rait et qu'elle ne voulait pas de toi. >> Pierre be/gayait, exaspe/re/ de cette supposi- tion : << Moi... moi... jaloux de toi? a\ cause de cette cruche, de cette dinde, de cette oie grasse?. . . >> Jean qui voyait porter ses coups reprit : << Et le jour ou\ tu as essaye/ de ramer plus fort que moi, dans la Perle? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir? Mais tu cre\ves de jalousie ! Et quand cette fortune m'est arrive/e, tu es devenu enrage/, et tu m'as de/teste/, et tu l'as montre/ de toutes les manie\res, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure sans cracher la bile qui t'e/touffe. >> Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irre/sistible de sauter sur son fre\re et de le prendre a\ la gorge : << Ah ! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune ! >> Jean se re/cria : << Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot a\ mon pe\re, a\ ma me\re ou a\ moi, ou\ elle n'e/clate. Tu feins de me me/priser parce que tu es jaloux ! tu cherches querelle a\ tout le monde parce que tu es jaloux. Et main- tenant que je suis riche, tu ne te contiens plus, tu es devenu venimeux, tu tortures notre me\re comme si c'e/tait sa faute !... >> Pierre avait recule/ jusqu'a\ la chemine/e, la bouche entrouverte, l'ceil dilate/, en proie a\ une de ces folies de rage qui font commettre des crimes. Il re/pe/ta d'une voix plus basse, mais hale- tante : << Tais-toi, tais-toi donc l ----- Non. Voila\ longtemps que je voulais te dire ma pense/e entie\re; tu m'en donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme ! Tu le sais et tu la railles devant moi, tu me pousses a\ bout; tant pis pour toi. Mais je casserai tes dents de vipe\re, moi! Je te forcerai a\ me respec- ter. ---- Te respecter, toi ? ---- Oui, moi ! ---- Te respecter... toi... qui nous as tous de/sho- nore/s, par ta cupidite/ ? ---- Tu dis ? Re/pe\te... re/pe\te ?... ----- Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour le fils d'un autre. >>. Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effare/ devant l'insinuation qu'il pressentait: << Comment ? Tu dis... re/pe\te encore ? ---- Je te dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte, que tu es le fils de l'homme qui t'a laisse/ sa fortune. Eh bien, un garc#on propre n'accepte pas l'argent qui de/shonore sa me\re. ----- Pierre... Pierre... Pierre... y songes-tu ?... Toi... c'est toi... toi... qui prononces cette infa- mie? ---- Oui... moi... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en cre\ve de chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours a\ me cacher comme une be$te, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affole/ de honte et de douleur, car j'ai devine/ d'abord et Je sais maintenant. ---- Pierre... Tais-toi... Maman est dans la chambre a\ co$te/! Songe qu'elle peut nous en- tendre... qu'elle nous entend. >> Mais il fallait qu'il vida$t son cceur ! et il dit tout, ses soupc#ons, ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait encore une fois disparu. Il parlait par phrases courtes, hache/es, pres- que sans suite, des phrases d'hallucine/. Il semblait maintenant avoir oublie/ Jean et sa me\re dans la pie\ce-voisine. Il parlait comme si personne ne l'e/coutait, parce qu'il devait parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprime/ et referme/ sa plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de crever, e/cla- boussant tout le monde. Il s'e/tait mis a\ marcher comme il faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant, dans une fre/ne/sie de de/sespoir, avec des sanglots dans la gorge, des retours de haine contre lui-me$me, il parlait comme s'il eu$t confesse/ sa mise\re et la mise\re des siens, comme s'il eu$t jete/ sa peine a\ l'air invi- sible et sourd ou\ s'envolaient ses paroles. Jean e/perdu, et presque convaincu soudain par l'e/nergie aveugle de son fre\re, s'e/tait adosse/ contre la porte derrie\re laquelle il devinait que leur me\re les avait entendus. Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle n'e/tait point revenue; donc elle n'avait pas ose/. Pierre tout a\ coup frappant du pied, cria : << Tiens, je suis un cochon d'avoir dit c#a ! >> Et il s'enfuit, nu-te$te, dans l'escalier. - Le bruit de la grande porte de la rue, retom- bant avec fracas, re/veilla Jean de la torpeur pro fonde ou\ il e/tait tombe/. Quelques secondes s'e/taient e/coule/es, plus longues que des heures, et son a$me s'e/tait engourdie dans un he/be/tement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait penser tout a\ l'heure, et agir, mais il attendait, ne vou- lant me$me plus comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par la$chete/. Il e/tait de la race des temporiseurs qui remettent toujours au lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une re/solution, il cherchait encore, par instinct, a\ gagner quelques mornents. Mais le silence profond qui l'entourait main- tenant, apre\s les vocife/rations de Pierre, ce si- lence subit des murs, des meubles, avec cette lumie\re vive des six bougies et des deux lam- pes, l'effraya si fort tout a\ coup qu'il eut envie de se sauver aussi. Alors il secoua sa pense/e, il secoua son cceur, et il essaya de re/fle/chir. Jamais il n'avait rencontre/ une difficulte/ dans sa vie. Il est des hommes qui se laissent aller comme l'ean qui coule. Il avait fait ses classes avec soin, pour n'e$tre pas puni, et termine/ ses e/tudes de droit avec re/gularite/ parce que son existence e/tait calme. Toutes les choses du monde lui paraissaient naturelles sans e/veiller autre- ment son attention. ll aimait l'ordre, la sagesse, le repos par tempe/rament, n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette catastrophe, comme un homme qui tombe a\ l'eau sans avoir jamais nage/. Il essaya de douter d'abord. Son fre\re avait-il menti par haine et par jalousie ? Et pourtant, comment aurait-il e/te/ assez mise/- rable pour dire de leur me\re une chose pareille s'il n'avait pas e/te/ lui-me$me e/gare/ par le de/ses- poir ? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris de souf- france, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux qu'ils e/taient irre/sistibles, aussi irre/- cusables que la certitude. Il derneurait trop e/crase/ pour faire un mouve- ment ou pour avoir une volonte/. Sa de/tresse devenait intole/rable; et il sentait que, derrie\re la porte, sa me\re e/tait la\ qui avait tout entendu et qui attendait. Que faisait-elle ? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas un soupir ne re/ve/lait la pre/sence d'un e$tre derrie\re cette planche. Se serait-elIe sauve/e ? Mais par ou\ ? Si elle s'e/tait sauve/e... elle avait donc saute/ de la fene$tre dans la rue ! Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il enfonc#a pluto$t qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre. Elle semblait vide. Une seule bougie l'e/clai- rait, pose/e sur la commode. Jean s'e/lanc#a vers la fene$tre, elle e/tait ferme/e, avec des volets clos. Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il s'aperc#ut que les rideaux du lit avaient e/te/ tire/s. Il y courut et les ouvrit. Sa me\re e/tait e/tendue sur sa couche, la figure enfouie dans l'oreiller qu'elle avait ramene/ de ses deux mains crispe/es sur sa te$te, pour ne plus entendre. Il la crut d'abord e/touffe/e. Puis, I'ayant saisie par les e/paules, il la retourna sans qu'elle la$cha$t l'oreiller qui lui cachait le visage et qu'elle mor- dait pour ne pas crier. Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispe/s, lui communiqua la secousse de son indi- cible torture. L'e/nergie et la force dont elle rete- nait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonfle/e de plumes sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vi$t point et ne lui parla$t pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il rec#ut, jusqu'a\ quel point on peut souffrir. Et son cceur, son simple cceur, fut de/chire/ de pitie/. Il n'e/tait pas un juge, lui, me$me un juge mise/- ricordieux, il e/tait un homme plein de faiblesse et un fils plein de tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains le corps inerte de sa me\re, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa figure, il cria, en baisant sa robe : <<- Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi ! >> Elle aurait semble/ morte si tous ses membres n'eussent e/te/ parcourus d'un fre/missement pres- que insensible, d'une vibration de corde tendue. II re/pe/tait : << Maman, maman, e/coute-moi. C$a n'est pas vrai. Je sais bien que c#a n'est pas vrai. >> Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout a\ coup elle sanglota dans l'oreiller. Alors tous ses nerfs se de/tendirent, ses muscles raidis s'amol- lirent, ses doigts s'entrouvrant la$che\rent la toile; et il lui de/couvrit la face. Elle e/tait toute pa$le, toute blanche, et de ses paupie\res ferme/es on voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlace/e par le cou, il lui baisa les yeux, lentement, par grands baisers de/sole/s qui se mouillaient a\ ses larmes, et il disait toujours : << Maman, ma che\re maman, je sais bien que c#a n'est pas vrai. Ne pleure pas, je le sais! C$a n'est pas vrai ! >> Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit : << Non, c'est vrai, mon enfant. >> Et ils reste\rent sans paroles, l'un devant l'au- tre. Pendant quelques instants encore elle suffo- qua, tendant la gorge, en renversant la te$te pour respirer, puis elle se vainquit de nouvea et reprit : << C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir ? C'est vrai. Tu ne me croirais pas, si je mentais. >> Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba a\ genoux pre\s du lit en murmurant : << Tais toi, maman, tais-toi. >> Elle s'e/tait leve/e, avec une re/solution et une e/nergie effiayantes. << Mais je n'ai plus rien a\ te dire, mon enfant, adieu. >> Et elle marcha vers la porte.. ll la saisit a\ pleins bras, criant : << Qu'est-ce que tu fais, maman, ou\ vas-tu ? ----- Je ne sais pas... est-ce que je sais.-. je n'ai plus rien a\ faire... puisque je suis toute seule. >> Elle se de/battait pour s'e/chapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot a\ lui re/pe/ter : << Maman... maman... maman... >> Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette e/treinte : << Mais non, mais non, je ne suis plus ta me\re maintenant, je ne suis plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien ! Tu n'as plus ni pe\re ni me\re, mon pauvre enfant... adieu. >> Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force, puis s'age- nouillant et formant une chai$ne de ses deux bras : << Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime et je te garde. Je te garde toujours, tu es a\ moi. >> Elle murmura d'une voix accable/e : << Non, mon pauvre garc#on, c#a n'est plus pos- sible. Ce soir tu pleures, et demain tu me jette- rais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus. >> Il re/pondit avec un si grand e/lan de si sin- ce\re amour : << Oh ! moi? moi ? Comme tu me connais peu ! >> qu'elle poussa un cri, lui prit la te$te par les cheveux, a\ pleines mains, l'attira avec violence et le baisa e/perdument a\ travers la figure. Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant, a\ travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, dans l'oreille : << Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonne- rais pas demain. Tu le crois et tu te trompes. Tu m'as pardonne/ ce soir, et ce pardon-la\ m'a sauve/ la vie; mais il ne faut plus que tu me voies. >> Il re/pe/ta, en l'e/treignant : << Maman, ne dis pas c#a ! ----- Si, mon petit, il faut que je m'en aille. Je ne sais pas ou\, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu? >> Alors, a\ son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille : << Ma petite me\re, tu resteras, parce que je le veux, parce que j'ai besoin de toi. Et tu vas me jurer de m'obe/ir, tout de suite. ---- Non, mon enfant. --- Oh ! maman, il le faut, tu entends. Il le faut. --- Non, mon enfant, c'est impossible. Ce se- rait nous condamner tous a\ l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-la\, depuis un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera passe/, quand tu me regarderas comme me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit !... Oh !... mon petit Jean, songe... songe que je suis ta me\re!.... ---- Je ne veux pas que tu me quittes, maman, je n'ai que toi. ---- Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux ne fassent baisser les miens. --- C#a n'est pas vrai, maman. ----- Oui, oui, oui, c'est vrai ! Oh ! j'ai compris, va, toutes les luttes de ton pauvre fre\re, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque je devine son pas dans la maison, mon coeur saute a\ briser ma poitrine, lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'e/vanouir. Je t'avais encore, toi ! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh ! mon petit Jean, crois-tu que je pourrais vivre entre vous deux ? ---- Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus. ---- Oh ! oh ! comme si c'e/tait possible ! ---- Oui, c'est possible. ---- Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton fre\re et toi ? Est-ce que vous n'y pen- serez plus, vous ? ---- Moi,je te le jure! ---- Mais tu y penseras a\ toutes les heures du jour. ---- Non, je te le jure. Et puis, e/coute : si tu pars, je m'engage et je me fais tuer. >> Elle fut bouleverse/e par cette menace pue/rile et e/treignit Jean en le caressant avec une ten- dresse passionne/e. Il reprit : << Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois raisonnable. Essaie de rester seulement huit jours. Veux-tu me pro mettre huit jours ? Tu ne peux pas me refuser c#a? >> Elle posa ses deux mains sur les e/paules de Jean, et le tenant a\ la longueur de ses bras: << Mon enfant... ta$chons d'e$tre calmes et de ne pas nous attendrir. Laisse-moi te parler d'a- bord. Si je devais une seule fois entendre sur tes le\vres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton fre\re, si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je te suis odieuse comme a\ lui... une heure apre\s, tu entends, une heure apre\s... je serais partie pour toujours. ---- Maman, je te le jure... --- Laisse-moi parler... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une cre/ature peut souffrir. A partir du moment ou\ j'ai compris que ton fre\re, que mon autre fils me soupc#onnait, et qu'il devi- nait, minute par minute, la ve/rite/, tous les ins- tants de ma vie ont e/te/ un martyre qu'il est impossible de t'exprimer. >> Elle avait une voix si douloureuse que la con- tagion de sa torture emplit de larmes les yeux de Jean. Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa : << Laisse-moi... e/coute... j'ai encore tant de choses a\ te dire pour que tu comprennes... mais tu ne comprendras pas... c'est que... si je devais rester... il faudrait... Non, je ne peux pas !... ---- Dis, maman, dis. ----- Eh bien, oui. Au moins je ne t'aurai pas trompe/... Tu veux que je reste avec toi, n'est-ce pas ? Pour cela, pour que nous puissions nous voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journe/e dans la maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver ton fre\re derrie\re elle, pour cela il faut, non pas que tu me pardonnes ---- rien ne fait plus de mal qu'un pardon -----, mais que tu ne m'en veuilles pas de ce que j'ai fait... Il faut que tu te sentes assez fort, assez diffe/rent de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le fils de Roland, sans rougir de cela et sans me me/priser !... Moi j'ai assez souffert... j'ai trop souffert, Je ne peux plus, non, je ne peux plus ! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps... Mais tu ne pourras jamais comprendre c#a, toi ! Pour que nous puissions encore vivre ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai e/te/ la mai$tresse de ton pe\re, j'ai e/te/ encore plus sa femme, sa vraie femme, que je n'en ai pas honte au fond du cceur, que je ne regrette rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai tou- jours, que je n'ai aime/ que lui, qu'il a e/te/ toute ma vie, toute ma joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi, pendant si longtemps ! Ecoute, mon petit : devant Dieu qui m'entend, je n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas rencontre/, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois tout ! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton fre\re et toi. Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais aime/ rien, rien connu, rien de/sire/, je n'aurais pas seulement pleure/, car j'ai pleure/, mon petit Jean. Oh ! oui, j'ai pleure/, depuis que nous sommes venus ici. Je m'e/tais donne/e a\ lui tout entie\re, corps et a$me, pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai e/te/ sa femme comme il a e/te/ mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il e/tait toujours bon et pre/venant, mais je n'e/tais plus pour lui ce que j'avais e/te/. C'e/tait fini ! Oh ! que j'ai pleure/ !... Comme c'est mise/- rable et trompeur, la vie !... Il n'y a rien qui dure... Et nous sommes arrive/s ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu... ll pro- mettait dans toutes ses lettres !... Je l'attendais toujours !... et je ne l'ai plus revu !... et voila\ qu'il est mort !... Mais il nous aimait encore puis- qu'il a pense/ a\ toi. Moi je l'aimerai jusqu'a\ mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi ! Comprends-tu ? je ne pourrais pas ! Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes d'e$tre son fils et que nous parlions de lui quelquefois, et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions a\ lui quand nous nous regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il est impossible que nous restions ensemble main- tenant ! je ferai ce que tu de/cideras. >> Jean re/pondit d'une voix douce : << Reste, maman. >> Elle le serra dans ses bras et se remit a\ pleu- rer; puis elle reprit, la joue contre sa joue : << Oui, mais Pierre ? Qu'allons-nous devenir avec lui ! >> Jean murmura : << Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre aupre\s de lui. >> Au souvenir de l'aine/ elle fut crispe/e d'an- goisse : << Non, je ne puis plus, non ! non ! >> Et se jetant sur le cceur de Jean, elle s'e/cria, l'a$me en de/tresse : << Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne sais pas... trouve... sauve-moi ! ----- Oui, maman, je chercherai. ---- Tout de suite... il faut... Tout de suite... ne me quitte pas ! J'ai si peur de lui... si peir ! --- Oui, je trouverai. Je te promets. --- Oh ! mais vite, vite ! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand je le vois. >> Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille : << Garde-moi ici, chez toi. >> Il he/sita. re/fle/chit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de cette combinaison. Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments pre/cis son affole- ment et sa terreur. << Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire demain a\ Roland que je me suis trouve/e malade. ---- Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentre/. Voyons, aie du courage. J'arrangerai tout, je te le promets, de\s demain. Je serai a\ neuf heures a\ la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te reconduire. ---- Je ferai ce que tu voudras >>, dit-elle avec un abandon enfantin, craintif et reconnais- sant. Elle essaya de se lever; mais la secousse avait e/te/ trop forte; elle ne pouvait encore se tenir sur ses jambes. Alors il lui fit boire de l'eau sucre/e, respirer de l'alcali, et il lui lava les tempes avec du vinai- gre. Elle se laissait faire, brise/e et soulage/e comme apre\s un accouchement. Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand ils passe\rent a\ l'ho$tel de ville. Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit : << Adieu, maman, bon courage. >> Elle monta, a\ pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre, se de/ve$tit bien vite, et se glissa, avec l'e/motion retrouve/e des adulte\res anciens, aupre\s de Roland qui ronflait. Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir. VIII QUAND il fut rentre/ dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan, car les chagrins et les soucis qui donnaient a\ son fre\re des envies de courir et de fuir comme une be$te chasse/e, agis- sant diversement sur sa nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait mou a\ ne plus faire un mouvement, a\ ne pouvoir gagner son lit, mou de corps et d'esprit, e/crase/ et de/sole/. Il n'e/tait point Frappe/, comme l'avait e/te/ Pierre, dans la purete/ de son amour filial, dans cette dignite/ secre\te qui est l'enveloppe des cceurs fiers, mais accable/ par un coup du destin qui menac#ait en me$me temps ses inte/re$ts les plus chers. Quand son a$me se fut calme/e, quand sa pen- se/e se fut e/claircie ainsi qu'une eau battue et remue/e, il envisagea la situation qu'on venait de lui re/ve/ler. S'il eu$t appris de toute autre manie\re le secret de sa naissance, il se serait assure/ment indigne/ et aurait ressenti un profond chagrin mais apre\s sa querelle avec son fre\re, apre\s cette de/lation violente et brutale e/branlant ses nerfs l'e/motion poignante de la confession de sa me\re le laissa sans e/nergie pour se re/volter. Le choc rec#u par sa sensibilite/ avait e/te/ assez fort pour emporter, dans un irre/sistible attendrissement, tous les pre/juge/s et toutes les saintes susceptibi- lite/s de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'e/tait pas un homme de re/sistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins contre lui- me$me; il se re/signa donc, et par un penchant instinctif, par un amour inne/ du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquie/ta aussito$t des perturbations qui allaient surgir autour de lui et l'atteindre du me$me coup. Il Ies pressentait ine/vitabIes, et, pour les e/carter, il se de/cida a\ des efforts surhumains d'e/nergie et d'activite/. Il fallait que tout de suite, de\s le lendemain, la difficulte/ fu$t tranche/e, car il avait aussi par instants ce besoin impe/rieux des solutions imme/- diates qui constitue toute la force des faibles, incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitue/ d'ailleurs a\ de/me$ler et a\ e/tu- dier les situations complique/es, les questions d'ordre intime dans Ies familles trouble/es, de/cou- vrit imme/diatement toutes les conse/quences prochaines de l'e/tat d'a$me de son fre\re. Malgre/ lui, il en envisageait les suites a\ un point de vue presque professionnel, comme s'il eu$t re/gle/ les relations futures de clients apre\s une catas, trophe d'ordre moral. Certes un contact conti- nuel avec Pierre lui devenait impossible. Il l'e/vi- terait facilement en restant chez lui, mais il e/tait encore inadmissible que leur me\re conti- nua$t a\ derneurer sous le me$me toit que son fils ai$ne/. Et longtemps il me/dita, immobile sur les cous- sins, imaginant et rejetant des combinaisons sans trouver rien qui pu$t le satisfaire. Mais une ide/e soudain l'assaillit : ---- Cette fortune qu'il avait rec#ue, un honne$te homme la garderait-il ? Il se re/pondit : << Non >>, d'abord, et se de/cida a\ la donner aux pauvres. C'e/tait dur, tant pis. ll vendrait son mobilier et travaillerait comme un autre, comme travaillent tous ceux qui de/bu- tent. Cette re/solution virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser son front contre les vitres. ll avait e/te/ pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n'en mourrait pas, apre\s tout. Ses yeux regardaient le bec de gaz qui bru$- lait en face de lui de l'autre co$te/ de la rue. Or, comme une femme attarde/e passait sur le trot- toir, il songea brusquement a\ Mme Rose/milly' et il rec#ut au cceur la secousse des e/motions profondes ne/es en nous d'une pense/e cruelle. Toutes les conse/quences de/sespe/rantes de sa de/cision lui apparurent en me$me temps. Il de- vrait renoncer a\ e/pouser cette femme, renoncer au bonheur, renoncer a\ tout. Pouvait-il agir ainsi, maintenant qu'il s'e/tait engage/ vis-a\-vis d'elle ? Elle l'avait accepte/ le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice ? Ne valait- il pas mieux garder cet argent comme un de/po$t qu'il restituerait plus tard aux indigents ? Et dans son a$me ou\ l'e/goisme prenait des masques honne$tes, tous Ies inte/re$ts de/guise/s luttaient et se combattaient. Les scrupules pre- miers ce/daient la place aux raisonnements inge/- nieux, puis reparaissaient, puis s'effac#aient de nouveau. Il revint s'asseoir, cherchant un motif de/cisif, un pre/texte tout-puissant pour fixer ses he/sita- tions et convaincre sa droiture native. Vingt fois de/ja\ il s'e/taitpose/ cette question : << Puisque je suis le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas naturel que j'accepte aussi son he/ritage ? >> Mais cet argument ne pouvait empe$cher le << non >> murmure/ par la conscience intime. Soudain il songea : << Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais cru e$tre mon pe\re, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son vivant, ni apre\s sa mort. Ce ne serait ni digne ni e/quitable. Ce serait voler mon fre\re. >> Cette nouvelle manie\re de voir I'ayant soulage/, ayant apaise/ sa conscience, il retourna vers la fene$tre. << Oui, se disait-il, il faut que je renonce a\ l'he/ritage de ma famille, que je le laisse a\ Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant de son pe\re. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde l'argent de mon pe\re a\ moi? >> Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'e/tant de/cide/ a\ l'abandon- ner inte/gralement, il consentit donc et se re/signa a\ garder celle de Mare/chal, car en repoussant l'une et l'autre il se trouverait re/duit a\ la pure mendicite/. Cette affaire de/licate une fois re/gle/e, il revint a\ la question de la pre/sence de Pierre dans la famille. Comment l'e/carter ? Il de/sespe/rait de de/couvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au port sembla lui jeter une re/ponse en lui sugge/rant une ide/e. Alors il s'e/tendit tout habille/ sur son lit et re$vassa jusqu'au jour. Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'exe/cution de son projet e/tait possible. Puis, apre\s quelques de/marches et quelques visites, il se rendit a\ la maison de ses parents. Sa me\re l'attendait enferme/e dans sa chambre. << Si tu n'e/tais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais ose/ descendre. >> On entendit aussito$t Roland qui criait dans l'escalier : << On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien ! >> On ne re/pondit pas, et il hurla: << Jose/phine, nom de Dieu ! qu'est-ce que vous faites ? >> La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol : << V'la\, m'sieu, que/ qui faut ? --- Ou\ est madame ? ----- Madame est en haut avec m'sieu Jean. >> Alors il vocife/ra en levant la te$te vers l'e/tage supe/rieur : << Louise ? >> Mme Roland entrouvrit la porte et re/pon- dit: << Quoi ? mon ami. ---- On ne mange donc pas, nom d'un chien ! ---- Voila\, mon ami, nous venons. >> Et elle descendit, suivie de Jean. Roland s'e/cria en apercevant le jeune homme : << Tiens, te voila\, toi ! Tu t'embe$tes de/ja\ dans ton logis- ---- Non, pe\re, mais j'avais a\ causer avec maman ce matin. >> Jean s'avanc#a, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur ses doigts l'e/treinte pater- nelle du vieillard, une e/motion bizarre et impre/- vue le crispa, l'e/motion des se/parations et des adieux sans espoir de retour. Mme Roland demanda : << Pierre n'est pas arrive/ ? >> Son mari haussa les e/paules : << Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commenc#ons sans Iui. >> Elle se tourna vers Jean : << Tu devrais aller le chercher, mon enfant; c#a le blesse quand on ne l'attend pas. ----- Oui, maman, j'y vais. >> Et le jeune homme sortit. Il monta l'escalier, avec la re/solution fie/vreuse d'un craintif qui va se battre. Quand il eut heurte/ la porte, Pierre re/pon- dit : << Entrez. >> Il entra. L'autre e/crivait, penche/ sur sa table. << Bonjour >>, dit Jean. Pierre se leva : << Bonjour. >> Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'e/tait passe/. << Tu ne descends pas de/jeuner ? ---- Mais... c'est que... j'ai beaucoup a\ travail- ler. >> La voix de l'aine/ tremblait et son ceil anxieux demandait au cadet ce qu'il allait faire. << On t'attend. ---- Ah ! est ce que... est ce que notre me\re est en bas ?... --- Oui, c'est me$me elle qui m'a envoye/ te chercher. --- Ah ! alors... je descends. >> Devant la porte de la salle il he/sita a\ se mon- trer le premier; puis il l'ouvrit d'un geste saccade/, et il aperc#ut son pe\re et sa me\re assis a\ table, face a\ face. Il s'approcha d'elle d'abord sans l ever les yeux, sans prononcer un mot, et s'e/tant penche/ il lui tendit son front a\ baiser comme il faisait depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis. Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les le\vres sur sa peau, et il se redressa, le cceur battant, apre\s ce simulacre de caresse. Il se demandait : << Que se sont-ils dit, apre\s mon de/part ? >> Jean re/pe/tait avec tendresse << me\re >> et << che\re maman >>, prenait soin d'elle, la servait et lui versait a\ boire. Pierre alors comprit qu'ils alvaient pleure/ ensemble, mais il ne put pe/ne/trer leur pense/e ! Jean croyait-il sa me\re coupable ou sou fre\re un mise/rable ? Et tous les reproches qu'il s'e/tait faits d'avoir dit l'horrible chose l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, l'em- pe$chant de manger et de parler. Il e/tait envahi maintenant par un besoin de fuir intole/rable, de quitter cette maison qui n'e/tait plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus a\ lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur l'heure, n'importe ou\, sentant que c'e/tait fini, qu'il ne pouvait plus rester pre\s d'eux, qu'il les torturerait toujours malgre/ lui, rien que par sa pre/sence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable supplice. Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'ecoutant pas, n'entendait point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son fre\re et prit garde au sens des paroles. Jean disait : << Ce sera, parai$t-il, le plus beau ba$timent de leur flotte. On parle de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois prochain. >> Roland s'e/tonnait : << De/ja\ ! Je croyais qu'il ne serait pas en e/tat de prendre la mer cet e/te/. ---- Pardon : on a pousse/ les travaux avec ardeur pour que la premie\re traverse/e ait lieu avant l'automne. J'ai passe/ ce matin aux bureaux de la Compagnie et j'ai cause/ avec un des admi- nistrateurs. --- Ah ! ah ! lequel ? ---- M. Marchand, l'ami particulier du pre/si- dent du conseil d'administration. ---- Tiens, tu le connais ? --- Oui. Et puis j'avais un petit service a\ lui demander. --- Ah! alors tu me feras visiter en grand de/tail la Lorraine de\s qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas ? ----- Certainement, c'est tre\s facile ! >> Jean paraissait he/siter, chercher ses phrases, poursuivre une introuvable transition. Il reprit : << En somme, c'est une vie tre\s acceptable qu'on me\ne sur ces grands transatlantiques. On passe plus de la moitie/ des mois a\ terre dans deux villes superbes, New York et Le Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut me$me faire la\ des connaissanccs tre\s agre/a- bles et tre\s utiles pour plus tard, oui, tre\s utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les e/conomies sur le charbon, peut arriver a\ Vingt-cinq mille francs par an, sinon plus... >> Roland fit un << bigre ! >> suivi d'un sifflement. qui te/moignaient d'un profond respect pour la somme et pour le capitaine. Jean reprit : << Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le me/decin cinq mille de traitement fixe, avec logement et nourriture, e/clairage, chauffage, service, etc. Ce qui e/quivaut a\ dix mille au moins, c'est tre\s beau. >> Pierre, qui avait leve/ les yeux, rencontra ceux de son fre\re, et le comprit. Alors, apre\s une he/sitation, il demanda : << Est-ce tre\s difficile a\ obtenir, les places de me/decin sur un transatlantique ? --- Oui et non. Tout de/pend des circonstan- ces et des protections. >> Il y eut un long silence, puis le docteur reprit : << C'est le mois prochain que part la Lor- raine ? ---- Oui, le sept. >> Et ils se turent. Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer comme me/decin sur ce paquebot. PIus tard on verrait; il le quitte- rait peut-e$tre. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien a\ sa famille. Il avait du$, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant il ne tendait plus Ia main devant sa me\re ! Il n'avait donc aucune ressource, hors celle-la\, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit alors, en he/sitant un peu : << Si je pouvais, je partirais volontiers la\-dessus, moi. >> Jean demanda : << Pourquoi ne pourrais-tu pas ? --- Parce que je ne connais personne a\ la Compagnie transatlantique. >> Roland demeurait stupe/fait : << Et tous tes beaux projets de re/ussite, que deviennent-ils ? >> Pierre murmura : << Il y a des jours ou\ iI faut savoir tout sacri- fier, et renoncer aux meilleurs espoirs. D'ail- leurs, ce n'est qu'un de/but, un moyen d'amasser quelques milliers de francs pour m'e/tablir en- suite. >> Son pe\re, aussito$t, fut convaincu : << C$a' c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de co$te/ six ou sept mille francs, qui bien em- ploye/s te me\neront loin. Qu'en penses-tu, Louise ? >> Elle re/pondit d'une voix basse, presque inin- telligible : << Je pense que Pierre a raison. >> Roland s'e/cria : << Mais je vais en parler a\ M. Poulin, que je connais beaucoup ! Il est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la Com- pagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des vice-pre/sidents. >> Jean demandait a\ son fre\re : << Veux-tu que je ta$te aujourd'hui me$me . Marchand ? ---Oui, je veux bien. >> Pierre reprit, apre\s avoir songe/ quelques ins- tants : << Le meilleur moyen serait peut-e$tre encore d'e/crire a\ mes maitres de l'Ecole de me/decine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent sur ces bateaux-la\ des sujets me/diocres. Des lettres tre\s chaudes des professeurs Mas' oussel, Re/musot, Flache et Borriquel enle\ve- raient la chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il suffirait de faire pre/senter ces Iettres par ton ami M. Mar- chand au conseil d'administration. >> Jean approuvait tout a\ fait : << Ton ide/e est excellente, excellente ! >> Et il souriait, rassure/, presque content, su$r du succe\s, e/tant incapable de s'affliger longtemps. << Tu vas leur e/crire aujourd'hui me$me, dit-il. ---- Tout a\ l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de cafe/ ce matin, je suis trop nerveux. >> Il se leva et sortit. Alors Jean se tourna vers sa me\re : << Toi, maman, qu'est-ce que tu fais ? ---- Rien... Je ne sais pas. --- Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rose/milly ? ---- Mais... oui... oui... --- Tu sais... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui. ----- Oui... oui... C'est vrai. ---- Pourquoi c#a, indispensable ? ---- demanda Roland, habitue/ d'ailleurs a\ ne jamais com- prendre ce qu'on disait devant lui. --- Parce que je lui ai promis d'y aller. ---- Ah ! tre\s bien. C'est diffe/rent, alors. >> Et il se mit a\ bourrer sa pipe, tandis que la me\re et le fils montaient l'escalier pour prendre leurs chapeaux. Quand ils furent dans la rue, Jean lui de- manda : << Veux-tu mon bras, maman ? >> ll ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habi- tude de marcher co$te a\ co$te. Elle accepta et s'ap- puya sur lui. Ils ne parle\rent point pendant quelque temps, puis illui dit : << Tu vois que Pierre consent parfaitement a\ s'en aller, >> Elle mumura : << Le pauvre garc#on ! ---- Pourquoi c#a, le pauvre garc#on ? Il ne sera pas malheureux du tout sur la Lorraine. ----- Non... je sais bien, mais je pense a\ tant de choses. >> Longtemps elle songea, la te$te baisse/e, mar- chant du me$me pas que son fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour concure une longue secre\te pense/e : << C'est viIain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on est coupable de s'y abandonner et on le paie bien cher plus tard. >> Il dit, tre\s bas : << Ne parle plus de c#a, maman. ---- Est ce possible ? j'y pense tout Ie temps. --- Tu oublieras. >> Elle se tut encore, puis, avec un regret pro fond : << Ah ! comme j'aurais pu e$tre heureuse en e/pousant un autre homme ! >> A pre/sent, elle s'exaspe/rait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur sa be$tise, sur sa gau- cherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect commun de sa personne toute la responsabilite/ de sa faute et de son malheur. C'e/tait a\ cela, a\ la vulgarite/ de cet homme, qu'elle devait de l'avoir trompe/, d'avoir de/sespe/re/ un de ses fils et fait a\ l'autre la plus douloureuse confession dont pu$t saigner le cceur d'une me\re. Elle murmura : << C'est si affreux pour une jeune fille d'e/pouser un mari comme le mien. >> Jean ne re/pondait pas. Il pensait a\ celui dont il avait cru jusqu'ici e$tre le fils, et peut-e$tre la notion confuse qu'il portait depuis longtemps de la me/diocrite/ paternelle, l'ironie constante de son fre\re, l'indiffe/rence de/daigneuse des autres et jusqu'au me/pris de la bonne pour Roland avaient-ils pre/pare/ son a$me a\ l'aveu terrible de sa me\re. Il lui en cou$tait moins d'e$tre le fils d'un autre; et apre\s la grande secousse d'e/motion de la veille, s'il n'avait pas eu le contrecoup de re/voIte, d'indignation et de cole\re redoute/ par Mme Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse. lls e/taient arrive/s devant la maison de Mme Rose/milly. Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxie\me e/tage d'une grande construction qui lui appartenait. De ses fene$tres on de/couvrait toute la rade du Havre. En apercevant Mme Roland qui entrait la premie\re, au lieu de lui tendre les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle devinait l'intention de sa de/marche. Le mobilier du salon, en velours frappe/, e/tait toujours recouvert de housses. Les murs, tapisse/s de papiers a\ fleurs, portaient quatre gravures achete/es par le premier mari, le capitaine. Elles repre/sentaient des sce\nes maritimes et sentimen- tales. On voyait sur la premie\re la femme d'un pecheur agitant un mouchoir sur une co$te, tandis que disparai$t a\ l'horizon la voile qui emporte son homme. Sur la seconde, la me$me femme, a\ genoux sur la me$me co$te, se tord les bras en regardant au loin, sous un ciel plein d'e/clairs, sur une mer de vagues invraisemblables, la bar- que de l'e/poux qui va sombrer. Les deux autres gravures repre/sentaient des sce\nes analogues dans une classe supe/rieure de la socie/te/. Une jeune femme blonde re$ve, accoude/e sur le bordage d'un grand paquebot qui s'en va. Elle regarde la co$te de/ja\ lointaine d'un ceil mouille/ de larmes et de regrets. Qui a-t-elle laisse/ derrie\re elle ? Puis, la me$me jeune femme assise pre\s d'une fene$tre ouverte sur l'Oce/an est e/vanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses ge- noux sur le tapis. Il est donc mort, quel de/sespoir ! Les visiteurs, ge/ne/ralement, e/taient e/mus et se/duits par la tristesse banale de ces sujets trans- parents et poe/tiques. On comprenait tout de suite, sans explication et sans recherche, et on plaignait les pauvres femmes, bien qu'on ne su$t pas au juste la nature du chagrin de la plus dis- tingue/e. Mais ce doute me$me aidait a\ la re$verie. Elle avait du$ perdre son fiance/ L'ceil, de\s l'en- tre/e, e/tait attire/ invinciblement vers ces quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en e/cartait que pour y revenir toujours, et tou- jours contempler les quatre expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux sceurs. Il se de/gageait surtout du dessin net, bien fini, soigne/, distingue/ a\ la fac#on d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une sen- sation de proprete/ et de rectitude qu'accentuait encore le reste de l'ameublement. Les sie\ges demeuraient range/s suivant un ordre invariable, les uns contre la muraille, les autres autour du gue/ridon. Les rideaux blancs, immacule/s, avaient des plis si droits et si re/gu- liers qu'on avait envie de les friper un peu; et jamais un grain de poussie\re ne ternissait le globe ou\ la pendule dore/e, de style Empire, une mappemonde porte/e par Atlas agenouille/, semblait mu$rir comme un melon d'appartement. Les deux femmes, en s'asseyant, modifie\rent un peu la place normale de leurs chaises. << Vous n'e$tes pas sortie aujourd'hui ? deman- dait Mme Roland. --- Non. Je vous avoue que je suis un peu fatigue/e. >> Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa me\re, tout le plaisir qu'elle avait pris a\ cette excursion et a\ cette pe$che. <" Vous savez, disait-elle, que j'ai mange/ ce matin mes salicoques. Elles e/taient de/licieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou l'autre cette partie-la\... >> Le jeune homme l'interrompit : << Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la premie\re ? ----- Comment c#a ? Il me semble qu'elle est finie. --- Oh ! madame, j'ai fait, de mon co$te/, dans ce rocher de Saint-Jouin, une pe$che que je veux aussi rapporter chez moi. >> Elle prit un air naif et malin : << vous ? Quoi donc ?Qu'est-ce que vous avez trouve/ ? ---- Une femme ! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas change/ d'avis ce matin. >> Elle se mit a\ sourire : << Non, monsieur, je ne change jamais d'avis, moi. >> Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, ou\ elle fit tomber la sienne d'un geste vif et re/solu. Et il demanda : << Le plus to$t possible, n'est-ce pas? ---- Quand vous voudrez. ---- Six semaines ? ---- Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-me\re ? >> Mme Roland re/pondit avec un sourire un peu me/lancolique : << Oh ! moi, je ne pense rien. Je vous remer- cie seulement d'avoir bien voulu Jean, car vous le rendrez tre\s heureux. ---- On fera ce qu'on pourra, maman. >> Un peu attendrie, pour la premie\re fois, Mme Rose/milly se leva et, prenant a\ pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant; et sous cette caresse nouvelle une e/mo tion puissante gonfla le cceur malade de la pau- vre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle e/prou- vait. C'e/tait triste et doux en me$me temps. Elle avait perdu un fils, un grand fils, et on lui rendait a\ la place une fille, une grande fille. Quand elles se retrouve\rent face a\ face, sur leurs sie\ges, elles se prirent les mains, et reste\rent ainsi, se regardant et se souriant, tandis que jean semblait presque oublie/ d'elles. Puis elles parle\rent d'un tas de choses aux- quelles il fallait songer pour ce prochain mariage, et quand tout fut de/cide/, re/gle/, Mme Rose/milly parut soudain se souvenir d'un de/tail et de- manda : << Vous avez consuIte/ M. Roland, n'est-ce pas? >> La me$me rougeur couvrit soudain les joues de la me\re et du fils. Ce fut la me\re qui re/pon- dit: << Oh ! non, c'est inutile ! >> Puis elle he/sita, sentant qu'une explication e/tait ne/cessaire, et elle reprit : << Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que nous avons de/cide/. >> Mme Rose/milly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, car le bonhomme comptait si peu. Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils : << Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer. >> Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'e/pouvante de sa maison. lls entre\rent chez Jean. De\s qu'elle sentit la porte ferme/e derrie\re elle, elle poussa un gros soupir comme si cette ser- rure l'avait mise en su$rete/; puis, au lieu de se reposer, comme elle l'avait dit, elle commenc#a a\ ouvrir les armoires, a\ ve/rifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et des chaussettes. Elle changeait l'ordre e/tabli pour chercher des arran- gements plus harmonieux, qui plaisaient davan- tage a\ son ceil de me/nage\re; et quand elle eut dispose/ les choses a\ son gre/, aligne/ les serviettes, les calec#ons et les chemises sur leurs tablettes spe/ciales, divise/ tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge de maison et Iinge de table, elle se recula pour contempler son ceuvre, et elle dit : << Jean, viens donc voir comme c'est joli. >> Il se leva et admira pour lui faire plaisir. Soudain, comme il s'e/tait rassis, elle s'approcha de son fauteuil a\ pas le/gers, par-derrie\re, et, lui enlac#ant le cou de son bras droit, elle l'embrassa en posant sur la chemine/e un petit objet enve- loppe/ dans un papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main. ll demanda : << Qu'est-ce que c'est ? >> Comme elle ne re/pondait pas, il comprit, en onnaissant la forme du cadre : << Donne ! >> dit-il. Mais elle feignit de ne pas entendre, et re- tourna vers ses armoires. Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant l'appar- tement, alla l'enfermer a\ double tour, dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante : << Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me endre compte. >> IX LEs lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Re/musot, Flache et Borriquel, e/crites dans les termes les plus flatteurs pour le docteur Pierre Roland, leur e/le\ve, avaient e/te/ soumises par M. Marchand au conseil de la Com- pagnie transatlantique, appuye/es par MM. Pou- lin, juge au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire. Il se trouvait que le me/decin de la Lorraine n'e/tait pas encore de/signe/, et Pierre eut la chance d'etre nomme/ en quelques jours. Le pli qui l'en pre/venait lui fut remis par la bonne Jose/phine, un matin, comme il finissait sa toilette. Sa premie\re e/motion fut celle du condamne/ a\ mort a\ qui on annonce sa peine commue/e; et il sentit imme/diatement sa souffrance adoucie un peu par la pense/e de ce de/part et de cette vie calme, toujours berce/e par l'eau qui roule, tou- jours errante, toujours fuyante. Il vivait maintenant dans la maison paternelle en e/tranger muet et re/serve/. Depuis le soir ou\ il avait laisse/ s'e/chapper devant son fre\re l'infa$me secret de/couvert par lui, il sentait qu'il avait brise/ les dernie\res attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir dit cette chose a\ Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, me/chant, et cependant il e/tait soulage/ d'avoir parle/. Jamais il ne rencontrerait plus le regard de sa me\re ou le regard de son fre\re. Leurs yeux pour s'e/viter avaient pris une mobilite/ surprenante et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se demandait : << Qu'a-telle pu dire a\ Jean ? A-t-elle avoue/ ou a-t-elle nie/ ? Que croit mon fre\re ? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi? >> Il ne devinait pas et s'en exaspe/rait. Il ne leur parlait presque plus d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'e/viter ses questions. Quand il eut rec#u la lettre lui annonc#ant sa nomination, il la pre/senta, le jour me$me, a\ sa famille. Son pe\re, qui avait une grande tendance a\ se re/jouir de tout, battit des mains, Jean re/pondit d'un ton se/rieux, mais l'a$me pleine de joie : << Je te fe/licite de tout mon cceur, car je sais qu'il y avait beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes profes- seurs. >> Et sa me\re baissa la te$te en murmurant : << .Je suis bien heureuse que tu aies re/ussi. >> Il alla, apre\s le de/jeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se renseigner sur mille cho- ses; et il demanda le nom du me/decin de la Picardie qui devait partir le lendemain, pour s'informer pre\s de lui de tous les de/tails de sa vie nouvelle et des particularite/s qu'il y devait rencontrer. Le docteur Pirette e/tant a\ bord, il s'y rendit, et il fut rec#u dans une petite chambre de paque- bot par un jeune homme a\ barbe blonde qui ressemblait a\ son fre\re. Ils cause\rent longtemps. On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense ba$timent une grande agitation confuse et continue, ou\ la chute des marchandises en- tasse/es dans les cales se me$lait aux pas, aux voix, au mouvement des machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremai$tres et a\ la rumeur des chaines trai$ne/es ou enroule/es sur les treuils par l'haleine rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros navire. Mais lorsque Pierre eut quitte/ son colle\gue et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces bru- mes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent dans leur e/paisseur insaisis- sable quelque chose de myste/rieux et d'impur comme le souffle pestilentiel de terres malfai- santes et lointaines. En ses heures de plus grande souffrance il ne s'e/tait jarnais senti plonge/ ainsi dans un cloaque de mise\re. C'est que la dernie\re de/chirure e/tait faite; il ne tenait plus a\ rien. En arrachant de son coeur les racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas e/prouve/ encore cette de/tresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir. Ce n'e/tait plus une douleur morale et tortu- rante, mais l'affolement d'une be$te sans abri, une angoisse mate/rielle d'e$tre errant qui n'a plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales du monde vont assail- lir. En mettant le pied sur ce paquebot, en en- trant dans cette chambrette balance/e sur les vagues, la chair de l'homme qui a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'e/tait re/volte/e contre l'inse/curite/ de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle s'e/tait sentie prote/ge/e, cette chair, par le mur solide enfonce/ dans la terre qui le tient, et par la certitude du repos a\ la me$me place, sous le toit qui re/siste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver dans la Chaleur du logis ferme/ deviendrait un danger, une constante souffrance. Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et engloutit. Plus d'espace autour de pour se promener, courir, se perdre par les chemins, mais quelques me\tres de planches pour marcher comme un condamne/ au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner aux bords de la couchette e/troite pour ne point rouler par terre. Les jours de calme il entendrait la tre/pidation ronflante de l'he/lice et sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, re/gulie\re, exaspe/ran te. Et il se trouvait condamne/ a\ cette vie de forc#at vagabond, uniquement parce que sa me\re s'e/tait livre/e aux caresses d'un homme. Il allait devant lui, de/faillant a\ pre/sent sous la me/lancolie de/sole/e des gens qui vont s'expa- trier. Il ne se sentait plus au cceur ce me/pris hautain, cette haine de/daigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'e$tre e/coute/ et console/. C'e/tait, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va tendre la main. un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de son de/part. Il songea a\ Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour ressentir une vraie et poi- gnante e/motion; et le docteur se de/cida tout de suite a\ l'aller voir. Quand il entra dans la boutique, le pharma- cien, qui pilait des poudres au fond d'un mor- tier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa besogne. << On ne vous aperc#oit plus jamais? >> dit-il. Le jeune homme expliqua qu'il avait eu a\ entreprendre des de/marches nombreuses, sans en de/voiler le motif, et il s'assit en demandant : << Eh bien, les affaires vont-elles? >> Elles n'allaient pas, les affaires. La concur- rence e/tait terrible, le malade rare et si pauvre. dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait vendre que des me/dicaments a\ bon marche/; et les me/decins n'y ordonnaient point ces reme\des rares et complique/s sur lesquels on gagne cinq cents pour cent. Le bonhomme conclut : << Si c#a dure encore trois mois comme c#a, il faudra fermer boutique. Si je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais de/ja\ mis a\ cirer des bottes. >> Pierre sentit son cceur se serrer, et il se de/cida brus quement a\ porter le coup, puisqu'il le fallait : << Oh ! moi... moi... je ne pourrai plus vous e$tre d'aucun secours. Je quitte Le Havre au com- mencement du mois prochain. >> Marowsko o$ta ses lunettes, tant son e/motion Eut vive : << Vous... vous... qu'est-ce que vous dites la\ ? --- Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami. >> Le vieux demeurait atterre/, sentant crouler son dernier espoir, et il se re/volta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi. Il bredouilla : << Mais vous n'allez pas me trahir a\ votre tour, vous ? >> Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser : << Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouve/ a\ me caser ici et je pars comme me/decin sur un paquebot transatlantique. ---- Oh ! monsieur Pierre ! Vous m'aviez si bien promis de m'aider a\ vivre! ---- Que vouIez-vous ! Il faut que je Vive moi- me$me. Je n'ai pas un sou de fortune. >> << C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'a\ mourir de faim. A mon a$ge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal. >> Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il n'avait pu faire autre- ment; le Polonais n'e/coutait point, re/volte/ de cette de/sertion, et il finit par dire, faisant allu- sion sans doute a\ des e/ve/nements politiques : << Vous autres Franc#ais, vous ne tenez pas vos promesses. >> Alors Pierre se leva, froisse/ a\ son tour, et le prenant d'un peu haut : << Vous e$tes injuste, pe\re Marowsko. Pour se de/cider a\ ce que j'ai fait, il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. J'espe\re que je vous retrouverai plus raisonna- ble. >> Et il sortit. '< Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret since\re. >> Sa pense/e cherchait, allant a\ tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il avait connus, et elle re- trouva, au milieu de tous les visages de/filant dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait soupc#onner sa me\re. Il he/sita, gardant contre elle une rancune ins- tinctive, puis soudain, se de/cidant il pensa : << Elle avait raison, apre\s tout. >> Et il s'orienta pour retrouver sa rue. La brasserie e/tait, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de fume/e. Les consom- mateurs, bourgeois et ouvriers, car c'e/tait un jour de fe$te, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-me$me servait, courant de table en table, emportant des bocks vides et les rappor- tant pleins de mousse. Quand Pierre eut trouve/ une place, non loin du comptoir, il attendit, espe/rant que la bonne le verrait et le reconnai$trait. Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'ceil, trottant menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil. Il finit par frapper la table d'une pie\ce d'ar- gent. Elle accourut : << Que de/sirez-vous, monsieur ? >> Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des consommations servies. << Eh bien, fit-il, c'est comme c#a qu'on dit bonjour a\ ses amis? >> Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pres- se/e : << Ah ! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez ? --- Oui, un bock. >> Quand elle l'apporta, il reprit : << Je viens te faire mes adieux. Je pars. >> Elle re/pondit avec indiffe/rence : << Ah bah ! Ou\ allez-vous? --- En Ame/rique. ---- On dit que c'est un beau pays. >> Et rien de plus. Vraiment il fallait e$tre bien malavise/ pour lui parler ce jour-la\. y avait trop de monde au cafe/ ! Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jete/e il vit la Perle qui rentrait portant son pe\re et le capitaine Beausire. Le mateIot Papa- gris ramait; et les deux hommes, assis a\ l'arrie\re, fumaient leur pipe avec un air de parfait bon- heur. Le docteur songea en les voyant passer : << Bienheureux les simples d'esprit. >> Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour ta$cher de s'engourdir dans une somnolence de brute. Quand il rentra, le soir, a\ la maison, sa me\re lui dit, sans oser lever les yeux sur lui : << Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu embarrasse/e. Je t'ai commande/ tanto$t ton linge de corps et j'ai passe/ chez le tail- leur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de choses que je ne connais pas, peut- e$tre ? >> ll ouvrit la bouche pour dire : << Non, de rien. >> Mais il songea qu'il lui fallait au moins accepter de quoi se ve$tir de/cemment, et ce fut d'un ton tre\s calme qu'il re/pondit : << Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai a\ la Compagnie. >> Il s'informa et on lui remit la liste des objets Indispensables. Sa me\re, en la recevant de ses mains, le regarda pour la premie\re fois depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si humble, si douce, si triste, si sup pliante des pauvres chiens battus qui demandent gra$ce. Le Ier octobre, la Lorraine, venant de Saint- Nazaire, entra au port du Havre, pour en repar- tir le 7 du me$me mois a\ destination de New York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine flottante ou\ serait de/sormais emprisonne/e sa vie. Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa me\re qui l'attendait et qui murmura d'une voix a\ peine intelligible : << Tu ne veux pas que je t'aide a\ t'installer sur ce bateau ? --- Non, merci, tout est fini. >> Elle murmura : << Je de/sire tant voir ta chambrette. ---- Ce n'est pas la peine. C'est tre\s laid et tre\s petit. >> Il passa, la laissant atterre/e, appuye/e au mur et la face ble$me. Or, Roland, qui visita la Lorraine ce jour-la\ me$me, ne parla pendant le di$ner que de ce magnifique navire et s'e/tonna beaucoup que sa femme n'eu$t aucune envie de le connaitre puis- que leur fils allait s'embarquer dessus. Pierre ne ve/cut gue\re dans sa famille pendant les jours qui suivirent. Il e/tait nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter tout le monde. Mais la veille de son de/part il parut soudain tre\s change/, tre\s adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant d'aller coucher a\ bord pour la premie\re fois : << Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau ? >> Roland s'e/cria : << Mais oui, mais oui, parbleu. N'est ce pas, Louise ? ---- Mais certainement >>, dit-elle tout bas. Pierre reprit : << Nous partons a\ onze heures juste. Il faut e$tre la\-bas a\ neuf heures et demie au plus tard. ---- Tiens ! s'e/cria son pe\re, une ide/e. En te quittant nous courrons bien vite nous embarquer sur la Perle afin de t'attendre hors des jete/es et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise ? --- Oui, certainement. >> Roland reprit : << De cette fac#on, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre le mo$le quand par- tent les transatlantiques. On ne peut jamais reconnai$tre les siens dans le tas. C$a te va? ---- Mais oui, c#a me va. C'est entendu. >> Une heure plus tard il e/tait e/tendu dans son petit lit marin, e/troit et long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant a\ tout ce qui s'e/tait passe/ depuis deux mois dans sa vie, et surtout dans son a$me. A force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, sa douleur agres sive et vengeresse s'e/tait fatigue/e, comme une lame e/mousse/e. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir a\ quelqu'un et de quoi que ce fu$t, et il laissait aller sa re/volte a\ vau-l'eau a\ la fac#on de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las de frapper, las de de/tester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et ta$chait d'engourdir son cceur dans l'oubli, comme on tombe dans le sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du navire, bruits le/gers, a\ peine perceptibles en cette nuit calme du port; et de sa blessure jusque-la\ si cruelle il ne sentait plus aussi que les tiraillernents douloureux des plaies qui se cicatrisent. Il avait dormi profonde/ment quand le mouve- ment des matelots le tira de son repos. Il faisait jour, le train de mare/e arrivait au quai amenant les voyageurs de Paris. Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affaire/s, inquiets, cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se re/pondant au hasard, dans l'effarement du voyage commence/. Apre\s qu'il eut salue/ le capitaine et serre/ la main de son compagnon le commissaire du bord, il entra dans le salon ou\ quelques Anglais sommeillaient de/ja\ dans les coins. La grande pie\ce aux murs de marbre blanc encadre/s de filets d'or prolongeait inde/finiment dans les gla- ces la perspective de ses longues tables flanque/es de deux lignes illimite/es de sie\ges tournants, en velours grenat. C'e/tait bien la\ le vaste hall flot- tant et cosmopolite ou\ devaient manger en com- mun les gens riches de tous les continents. Son luxe opulent e/tait celui des grands ho$tels, des the/a$tres, des lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'ceil des millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire re/serve/e a\ la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarque/ la veille au soir un grand troupeau d'e/migrants, et il descendit dans l'entre- pont. En y pe/ne/trant, il fut saisi par une odeur nause/abonde d'humanite/ pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus e/cceurante que celle du poil ou de la laine des be$tes. Alors, dans une sorte de souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre aperc#ut des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants e/tendus sur des planches superpose/es ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette foule de mise/rables vaincus par la vie, e/puise/s, e/crase/s, partant avec une femme maigre et des enfants exte/nue/s pour une terre inconnue, ou\ ils espe/raient ne point mourir de faim, peut-e$tre. Et songeant au travail passe/, au travail perdu, aux efforts ste/riles, a\ la lutte acharne/e, reprise chaque jour en vain, a\ l'e/nergie de/pense/e par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir ou\, cette existence d'abominable mise\re, le docteur eut envie de leur crier : << Mais foutez- vous donc a\ l'eau avec vos femelles et vos pe- tits ! >> Et son cceur fut tellement e/treint par la pitie/ qu'il s'en alla, ne pouvant supporter leur vue. Son pe\re, sa me\re, son fre\re et Mme Rose/milly l'attendaient de/ja\ dans sa cabine. << Si to$t, dit-il- ---- Oui, re/pondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le temps de te voir un peu. >> Il la regarda. Elle e/tait en noir, comme si elle eu$t porte/ un deuil, et il s'aperc#ut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier, devenaient tout blancs a\ pre/sent. Il eut grand-peine a\ faire asseoir les quatre personnes dans sa petite demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte reste/e ouverte on voyait passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fe$te, car tous les amis des embar- que/s et une arme/e de simples curieux avaient envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les salons, partout, et des te$tes s'avanc#aient jusque dans la chambre tandis que des voix murmuraient au-dehors : << C'est l'appartement du docteur. >> Alors Pierre poussa la porte; mais de\s qu'il se sentit enferme/ avec les siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait leur ge$ne et leur silence. Mme Rose/milly voulut enfin parler : << Il vient bien peu d'air par ces petites fene$- tres, dit-elle. --- C'est un hublot >>, re/pondit Pierre. Il en montra l'e/paisseur qui rendait le verre capable de re/sister aux chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le syste\me de ferme- ture. Roland a\ son tour demanda : << Tu as ici me$me la pharmacie? >> Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliothe\que de fioles qui portaient des noms latins sur des carre/s de papier blanc. Il en prit une pour e/mume/rer les proprie/te/s de la matie\re qu'elle contenait, puis une seconde, puis une troisie\me, et il fit un vrai cours de the/- rapeutique qu'on semblait e/couter avec grande attention. Roland re/pe/tait en remuant la te$te : << Est-ce inte/ressant cela ! >> On frappa doucement contre la porte. << Entrez ! >> cria Pierre. Et le capitaine Beausire parut, Il dit, en tendant la main : << Je viens tard parce que je n'ai pas voulu ge$ner vos e/panchements. >> Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommenc#a. Mais, tout a\ coup, le capitaine pre$ta l'oreille. Des commandements lui parvenaient a\ travers la cloison, et il annonc#a : << Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la Perle pour vous voir encore a\ la sortie, et vous dire adieu en pleine mer. >> Roland pe\re y tenait beaucoup, afin d'impres- sionner les voyageurs de la Lorraine sans doute, et il se leva avec empressement : << Allons, adieu, mon garc#on. >> Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte. Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baisse/s, tre\s pa$le. Son mari lui toucha le bras : << Allons, de/pe$chons-nous, nous n'avons pas une minute a\ perdre. >> Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une apre\s l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot. Puis il serra la main de Mme Rose/milly, et celle de son Fe\re en lui demandant : << A quand ton mariage? --- Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coincider avec un de tes voyages. >> Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombre/ de public, de porteurs de paquets et de marins. La vapeur ronflait dans le ventre e/norme du navire qui semblait fre/mir d'impatience. << Adieu, dit Roland toujours presse/. ----- Adieu >>, re/pondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois qui faisaient com- muniquer la Lorraine avecle quai. Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'e/loigna. << Vite, vite, en voiture ! >> criait le pe\re. Un fiacre les attendait qui les conduisit a\ l'avant-port ou\ Papagris tenait la Perle toute pre$te a\ prendre le large. Il n'y avait aucun souffle d'air; c'e/tait un de ces jours secs et calmes d'automne, ou\ la mer polie semble froide et dure comme de l'acier. Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent a\ ramer. Sur le brise-lames, sur les jete/es, jusque sur les parapets de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, atten- dait la Lorraine. La Perle passa entre ces deux vagues humaines et fut biento$t hors du mo$le. Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et il disait : << Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais la\, juste. >> Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin possible. Tout a\ coup Roland s'e/cria : << La voila\. J'aperc#ois sa ma$ture et ses deux chemine/es. Elle sort du bassin. ----- Hardi ! les enfants >>, re/pe/tait Beausire. Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux. Roland e/tait debout, cramponne/ au ma$t; il annonc#ait : << En ce moment elle e/volue dans l'avant- port... Elle ne bouge plus... Elle se remet en mouvement... Elle a du$ prendre son remor- queur... Elle marche... bravo ! Elle s'engage dans les jete/es !... Entendez-vous la foule qui crie... bravo !... c'est le Neptune qui la tire... je vois son avant maintenant... la voila\, la voila\... Nom de Dieu, quel bateau ! Nom de Dieu ! regardez donc !... >> Mme Rose/milly et Beausire se retourne\rent; les deux hommes cesse\rent de ramer; seule Mme Roland ne remua point. L'immense paquebot, trai$ne/ par un puissant remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une che- nille, sortait lentement et royalement du port. Et le peuple havrais masse/ sur les mo$les, sur la plage, aux fene$tres, emporte/ soudain par un e/lan patriotique se mit a\ crier : << Vive la Lorraine ! >> acclamant et applaudissant ce de/part magnifique, cet enfantement d'une grande ville maritime qui donnait a\ la mer sa plus belle fille. Mais elle, de\s qu'elle eut franchi l'e/troit passage enferme/ entre deux murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et elle partit toute seule comme un e/norme monstre courant sur l'eau. << La voila\... la voila\ l... criait toujours Ro- land. Elle vient droit sur nous. >> Et Beausire, radieux, re/pe/tait : << Qu'est-ce que je vous avais promis, hein ? Est-ce que je connais leur route ? >> Jean tout bas, dit a\ sa me\re : << Regarde, maman, elle approche. >> Et Mme Roland de/couvrit ses yeux aveugle/s par les larmes. La Lorraine arrivait, lance/e a\ toute vitesse de\s sa sortie du port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braque/e, annonc#a : << Attention ! M. Pierre est a\ l'arrie\re, tout seul, bien en vue . Attention ! >> Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, passait presque a\ toucher la Perle. Et Mme Roland, e/perdue, affole/e, tendit les bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, coiffe/ de sa casquette galonne/e, qui lui jetait a\ deux mains des baisers d'adieu. Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu de/ja\ tout petit, efface/ comme une tache imper- ceptible sur le gigantesque ba$timent. Elle s'effor- c#ait de le reconnai$tre encore et ne le distinguait plus. Jean lui avait pris la main. << Tu as vu? dit-il. ---- Oui, j'ai vu. Comme il est bon ! >> Et on retourna vers la ville. << Cristi ! c#a va vite >>, de/clarait Roland avec une conviction enthousiaste. - Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eu$t fondu dans l'Oce/an. Mme Roland tourne/e vers lui le regardait s'en- foncer a\ l'horizon vers une terre inconnue, a\ l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arre$ter, sur ce bateau qu'elle n'aperce- vrait plus tout a\ l'heure, e/tait son fils, son pau- vre fils. Et il lui semblait que la moitie/ de son cceur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie e/tait finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait jamais plus son enfant. << Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant un mois ? >> Elle balbutia : << Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal. >> Lorsqu'ils furent revenus a\ terre, Beausire les quitta tout de suite pour aller de/jeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme Rose/- milly, et Roland dit a\ sa femme : << Il a une belle tournure, tout de me$me, notre Jean. ----- Oui >>, re/pondit la me\re. Et comme elle avait l'a$me trop trouble/e pour songer a\ ce qu'elle disait, elle ajouta : << Je suis bien heureuse qu'il e/pouse Mme Ro- se/milly. >> Le bonhomme fut stupe/fait : << Ah bah ! Comment ? Il va e/pouser Mme Ro- se/milly. ----- Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui me$me. ---- Tiens ! Tiens ! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette affaire-la\ ? ----- Oh ! non. Depuis quelques jours seule- ment. Jean voulait e$tre su$r d'e$tre agre/e/ par elle avant de te consulter. >> Roland se frottait les mains : << Tre\s bien, tre\s bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument. >> Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard Franc#ois-I, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fume/e grise, si lointaine, si le/ge\re qu'elle avait l'air d'un peu de brume.